[LP] U.S. Girls – In A Poem Unlimited

4AD confirme son excellent début d’année avec « In A Poem Unlimited », le puissant septième album de U.S. Girls. Pur accomplissement dans sa dimension la plus succincte, moins de quarante minutes suffisent à Meghan Remy pour faire bouillonner son art pop de manière plus confiante que jamais, afin d’en extraire une révolte esthétique et politique.

Tout comme Merril Garbus plus tôt cette année, Meghan Remy ancre explicitement sa musique dans une contestation de la direction que prend la vie politique contemporaine aux États-Unis. Le premier single, « Mad As Hell », est un féroce plaidoyer anti-guerre donnant le ton du reste de l’album : celui d’une rage libérée, d’une volonté de passer du commentaire à la critique. La majorité des paroles s’axent autour d’une discussion sur les enjeux de la féminité au cœur du patriarcat, Remy ayant cité le mouvement #MeToo comme une source d’inspiration majeure lors de la conception de l’opus : « Rage For Plastic » raconte l’histoire d’une femme devenue fertile en travaillant avec des matériaux chimiques, « Pearly Gates » fait une incartade absurde pour condamner l’hypersexualisation dont elles sont victimes, et « Incidental Boogie » dresse l’examen d’une relation abusive, passant au crible l’intégralité de la société de sa sphère domestique à publique. Dans « Velvet 4 Sale », Remy va jusqu’à développer, avec un cynisme acide, l’idée que la seule solution contre la violence subie par les femmes serait qu’elles prennent les armes : bien qu’elle ne croie pas à la violence, elle affirme ici la nécessité de renverser les relations de pouvoir, d’exacerber le conflit entre cette parole toujours plus libérée et les contraintes qui lui sont appliquées.

« In A Poem Unlimited » n’est toutefois pas un manifeste, mais bien un album ; et c’est justement dans cette capacité à maquiller ces considérations sociales sous une abondance d’artifices musicaux flamboyants que l’artiste impressionne. On passe du fait de hocher la tête au rythme de la musique à celui de la hocher de conviction quant à ce qui est dit, sans savoir où s’est produite la transition. L’interlude « Why Do I Lose My Voice When I Have Something to Say? », un simple enregistrement répétant cette phrase quatre fois, illustre cette problématique artistique de la nécessité de camoufler le message sous une apparence agréable, sous peine de voir la substance du propos se volatiliser ; idée poussée encore plus loin par la deuxième interlude, « Traviata », faisant un jeu de mot entre l’opéra de Verdi et sa traduction littérale signifiant « corruption », pour demander à Remy si elle n’est pas une espionne, questionnant la portée de ses paroles subversives et cette manière de les dissimuler. La grande diversité des techniques vocales employées tout au long du disque confirment cette attention portée à la cohérence et à l’adaptation : le fait de chanter n’est pas anodin, celui d’exprimer une opinion politique non plus, et Meghan Remy affine ici simultanément ces deux rôles.

Pour habiller ces revendications, la musicienne a décidé de s’éloigner du principe de juxtaposition volatile de samples de ses derniers projets pour s’accompagner ici d’un vrai live band grâce à la collaboration de The Cosmic Range, résultant en un ensemble sonore plus harmonieux et soigné qu’auparavant. L’exploit de Remy est de non seulement ne pas perdre l’aspect polyphonique caractéristique de sa musique, mais au contraire de l’approfondir à travers cette matérialité : une complicité évaporable se dégage entre la ligne de basse effrénée de « Mad As Hell » et la surenchère de mélodies qui l’entoure, dans l’air délicatement jazzy de l’intro de « Rage Of Plastic » ou dans la manière dont l’autotune apparaissant dans le refrain de « Velvet 4 Sale » fusionne avec les guitares et les synthés.

C’est à travers des structures en apparence simples qu’apparaissent des expressions complexes : chaque chanson présente l’album sous un jour nouveau, pousse l’étrangeté des sonorités et la justesse du mix dans une révolte stylistique sans que l’on arrive à déterminer exactement ce qui détonne, et sans que l’on s’en soucie vraiment. L’effet se ressent particulièrement dans le groove rocambolesque de « Time », à mi-chemin entre The Waterboys et le krautrock, accumulant les envolées de saxophone, guitares ou percussions paraissant à deux doigts d’invoquer l’esprit de Sun Ra sur le dancefloor. La confiance en soi émanant fermement de ce LP résulte en une abondance de possibilités rythmant chaque morceau, l’impétuosité créatrice étant le seul fil conducteur au cœur de cet arsenal vertigineux de sonorités: « Rosebud » ou « Poem », comme tant d’autres pistes, paraissent perpétuellement à deux pas de tomber dans la disco-synthpop, pour que l’artiste utilise finalement ces deux pas pour esquisser un pas de danse excentrique dont elle seule a la maîtrise.

crédit : Tim Hakki

Véritable manifestation baroque révolutionnaire, « In A Poem Unlimited » est l’entrée la plus entraînante de la discographie de U.S. Girls, et paradoxalement celle où Meghan Remy est à son stade le plus critique, le plus enragé. En fusionnant une explosion pop si percutante à une exploration sonique nouvelle dans son répertoire, la musicienne questionne, sous toutes ses facettes, la capacité d’expression d’une artiste, et le fait sans que l’on ne songe une seule seconde à s’arrêter à danser.

« In A Poem Unlimited » de U.S. Girls est disponible depuis le 16 février 2018 chez 4AD.


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Noé Vaccari

Étudiant passionné par le post-punk et la musique alternative en général