[LP] Marc Sarrazy & Laurent Rochelle – Chansons pour l’oreille gauche

Du jazz sur indiemusic ! Tout arrive. Mais pas n’importe lequel. Nos oreilles sont en effet extrêmement sensibles à l’art de musiciens aussi innovants et indispensables que Tigran Hamasyan ou encore John Surman, tant ils ouvrent en permanence de nouveaux territoires, à contre-courant des obsessions passéistes et mâchant inlassablement le passé comme un vieux chewing-gum. Le duo complice, composé du pianiste Marc Sarrazy et de Laurent Rochelle au saxophone soprano et à la clarinette basse, fait assurément partie de cette catégorie d’aventuriers de la fameuse note bleue, comme le démontre ce disque intense et sinueux, au titre volontairement surréaliste.

Depuis ses prémices à la Nouvelle-Orléans, au début du siècle dernier, le jazz a certainement été la musique la plus intensément politique et irrévérencieuse que la modernité ait produite. En cherchant bien, il resterait l’un des rares espaces de liberté artistique, conjuguant rapport fusionnel avec l’instrument et volonté de repousser les limites, aussi bien esthétiques que culturelles, de son propre territoire. Essentiellement constituée de compositions propres, « Chansons pour l’oreille gauche » est ainsi une œuvre libre, foncièrement généreuse et délicieusement organique. Qu’elle contienne aussi une relecture du compositeur hongrois Béla Bartók ou une reprise du mythique groupe de rock progressif italien Goblin, (que le duo Justice a allègrement samplé) démontre ô combien nos deux instrumentistes sont avant tout motivés par la Musique avec un grand « M ». Ils se moquent certainement de ces éternels débats stylistiques souvent ridicules pour se concentrer sur une recherche musicale qui combine, avec brio, le fond comme la forme.

Dès l’apparition du piano sur « Paysage avant pendaison », notre sensibilité se sent emportée par des figures cycliques et minimalistes, empreintes de romantisme, qui nous ramènent aux humeurs d’un Erik Satie. Premier titre et premiers indices : le spectre sonore sera large, en dépit d’une formation réduite à son plus simple appareil. La vitalité du propos est déjà saisissante, totalement inscrite dans l’instant, celui du souffle de Laurent et des marteaux que déclenche Marc. Comme dans les plus beaux disques de Louis Sclavis (notamment « L’imparfait des langues », sorti en 2007 sur le label ECM), la vertu première de cet enregistrement est de saisir ces moments uniques, où l’affect dépasse l’intellect, où le musicien est capable d’aller plus loin encore que tout ce qu’il avait prévu ou travaillé. Nos deux partenaires sont donc ici pour se surprendre et se provoquer, dans le seul but de sublimer leurs compositions extrêmement ouvertes, largement construites comme des terrains de jeux plutôt qu’axées sur le développement systémique d’un thème.

La mélancolie intrinsèque de « Si tu regardes » nous parle dans le creux de l’oreille (gauche ?), mais ce sont nos propres démons qui se réveillent dans ce crescendo de notes expressives et sans fioriture. Cette même expressivité est certainement la qualité première du blues originel, troublant prolongement de l’âme de ces Afro-Américains géniaux et fondateurs du mythe rock’n’roll. Ainsi, il n’est pas surprenant d’entendre ce blues lent, funéraire et chargé d’intentions, pourfendre ce disque en deux (de fait, « Funeral Blues »), comme une référence aux vertus qu’une musique polymorphe et profane qui peut délivrer, célébrer et dépasser nos propres existences. Sommet du disque s’il en est, « À la frontière du jour » impose un dialogue acharné, pourtant alimenté par une douceur faussement indolente. Lancinant, il devient progressivement le lieu d’un échange à la vie à la mort entre nos deux esthètes, sans violence mais terriblement prenant, ne semblant jamais vouloir lâcher prise. Et si nos obsessions de fans de rock indé se tournent très (trop) souvent vers les déclinaisons instrumentales du post-rock, afin de trouver cette aptitude à suspendre les émotions dans l’air et à jouer avec le temps, un duo aussi pénétrant que notre objet du jour rivalise, sans le savoir, avec bon nombre de références « indie » actuelles.

Écoute après écoute, « Chansons pour l’oreille gauche » se révèle de moins en moins timide, ouvrant grand son cœur à la curiosité, jusqu’à en devenir un compagnon de route presque familier, même s’il ne rompt jamais vraiment avec son caractère insaisissable. À travers la musique de Marc Sarrazy et Laurent Rochelle, le jazz sait toujours être cet élément majeur des musiques indépendantes et populaires, loin d’une réduction de principe à un art savant. « Chansons pour l’oreille gauche » a ainsi toute sa place, et sans réelle distinction, aux côtés des disques créatifs et indépendants que nous célébrons chaque jour avec passion.

« Chansons pour l’oreille gauche » de Marc Sarrazy & Laurent Rochelle est disponible depuis le 23 février 2018 chez Linoleum Records.


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Laurent Thore

Laurent Thore

La musique comme le moteur de son imaginaire, qu'elle soit maladroite ou parfaite mais surtout libre et indépendante.