[LP] Nils Frahm – All Melody

N’avons toujours pas oublié que la musique est d’abord une question d’immersion ? Pas seulement, je vous l’accorde. Mais franchement, sur le million d’êtres qui fabriquent la musique, rares sont ceux qui mettent un point d’honneur à la rendre immersive, pour peu qu’elle fasse corps avec nous quelques minutes, qu’elle soit abstraite dans le tourbillon du lâcher-prise. L’un d’eux, Nils Frahm, a fait de cette quête une recette primordiale. D’opus en opus, il dégaine toujours plus intensément cette science électronique, comme atomique, celle qui se comprend et se confond dans le profond – physique et mentale. Dire que sa musique « se vit » semble réducteur. Elle s’écoute seulement avec l’âme, et « All Melody » fait office de monumental piédestal dans l’œuvre de cet accordeur de sons.

Tout l’amont de ce nouveau disque relève d’une histoire de rêves et de création hors limites. Depuis le jour où Nils Frahm a découvert pour la première fois l’impressionnant studio d’un ami de la famille, il s’est inséré dans un creux de la tête de créer l’un des siens à une si grande échelle. Avance rapide jusqu’à nos jours et il est maintenant l’hôte fier de Saal 3, une partie du bâtiment Funkhaus, construit dans les années 50 comme siège de la radio d’État de l’ancienne RDA, sur les bords de la rivière Spree, et qui abrite désormais l’un des studios les plus époustouflants du monde. C’est donc ici qu’il a passé le plus clair de son temps à déconstruire et reconstruire tout l’espace depuis le câblage à l’électricité jusqu’aux boiseries, avant de passer aux éléments les plus fins : construire un orgue à tuyaux ainsi qu’un bureau de mixage à partir de rien, avec l’aide de ses amis. Un lieu où la musique ne peut être que nourrie et non négligée, cocoonée et clairement aimée, et où le compositeur berlinois peut présenter une création aussi proche de son imagination que possible. « La musique que j’entends à l’intérieur de moi ne finira jamais sur un disque, car il semble que je ne peux la jouer que pour moi-même. Ce disque comprend ce que je pense et décrit mes récentes découvertes musicales de la meilleure façon possible. »

 

Ses albums précédents ont souvent été accompagnés d’une histoire, tels que « Felt » où il étouffait les marteaux de son piano par courtoisie envers ses voisins, en enregistrant tard la nuit dans son ancien studio de chambre, ainsi que le suivant, « Screws », quand il ne pouvait jouer qu’avec seulement neuf doigts suite à une blessure au pouce. Ce qu’offre aujourd’hui « All Melody », hormis toutes contraintes physiques et environnantes, c’est la liberté inouïe d’un artiste dans un cadre franchement inspirant ainsi que sa conjugaison mentale à l’espace du studio, comme d’un père à son fils, une symbiose qui illumine tout parasite sonore, qui s’immisce jusque dans le plomb des câbles ou dans l’air impulsé par l’orgue de ses rêves que l’on retrouve particulièrement dans le morceau « Kaleidoscope ». Par ailleurs, l’évolution de son art passe par l’ajout de quelques cuivres bien placés dans la radieuse et sensuelle piste « Human Range », où des chœurs font aussi leur apparition (une autre nouveauté chez Frahm) et qui donne d’emblée la couleur dans l’intro « The Whole Universe Wants To Be Touched ». Nous retrouverons également la touche de l’artiste dans les douceurs pianistiques de « My Friend The Forest » et « Forever Changeless » où le silence dompte les notes, ainsi qu’une part plus appuyée et plus fine de l’électronique qu’il sublime dans « Sunson » et « A Place ».

« En cours d’achèvement, n’importe quel album révèle non seulement ce qu’il est devenu, mais, peut-être plus important encore, ce qu’il n’est pas devenu. J’ai imaginé qu’« All Melody » était tellement de choses au fil du temps, beaucoup de choses, mais jamais comme je l’avais prévu. Je voulais entendre de beaux tambours que je n’avais jamais vus ou entendus auparavant, accompagnés de voix humaines, de filles et de garçons. Ils y chanteraient une chanson de ce monde en disant que c’est un endroit différent. J’ai entendu un synthétiseur qui sonne comme un harmonium […], fusionnant avec une ligne d’harmonium ressemblant à un synthétiseur. Mon orgue à tuyaux se transformerait en boîte à rythmes, tandis que ma boîte à rythmes ressemblerait à un orchestre de flûtes venteuses. Je tournerais mon piano dans ma propre voix et n’importe quelle autre voix dans une corde résonnante. » Le hasard fait bien les choses et si des « si » avaient changé la donne, ce n’est pas pour plus de beauté. Certes, la perfection n’a jamais éclos en ce monde, mais subjectivement, elle existe bel et bien. Présentement, et avec tout le respect que l’on puisse apporter à un art, « All Melody » chamboule et pousse à la création, à la parole et à la discussion. Il pousse à faire et défaire, il pousse à agir. Et au-delà, comme dans les romans d’anticipation, il devine un futur proche et débride l’utopie, de sorte qu’il tend à réinitialiser les paramètres de la musique contemporaine. « All Melody » est parfaitement visionnaire.

crédit : Alex Schneider

« All Melody » de Nils Frahm, sortie le 26 janvier 2018 chez Erased Tapes Records.


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Julien Catala

chroniqueur mélomane, amoureux des échanges créés autour de la musique indépendante