[LP] Phoebe Bridgers – Stranger In The Alps

Les premiers albums sont toujours les moments privilégiés de rencontres, certaines plus singulières que d’autres. Celle avec Phoebe Bridgers, intervenue aux premières heures de l’automne, tombe sans nul doute possible dans cette seconde catégorie. Avec son premier album, l’artiste nous entraîne dans une plongée pleine et entière au sein des plus profondes sphères de l’intime, mêlant audacieusement mélancolie et frivolité dans une démarche folk illuminée par une sincérité des plus évidentes.

Parmi la vaste étendue de textes ayant narré les tourments relationnels, il peut devenir chose ardue que d’apposer une empreinte personnelle sur un genre folk déjà submergé sous une profusion de manifestes mélancoliques ; de trouver, de temps à autres, cette singularité nouvelle qui saisirait les sens et capturerait l’attention. Sans doute est-ce pour de telles raisons que cette rencontre avec Phoebe Bridgers, aussi inattendue que surprenante, doit figurer parmi les plus mémorables de cette rentrée.

crédit : Frank Ockenfels

Cette Américaine de 22 ans n’en est peut-être qu’à son coup d’essai, mais a déjà reçu les louanges de Ryan Adams, qui produisait son premier single « Killer » en 2015, de Conor Oberst, ou encore de Julien Baker, avec lesquels elle a pu tourner lors de ces deux dernières années. De quoi éveiller quelques intérêts pour un secret qui sera resté longtemps bien gardé, ce premier album étant le fruit d’un labeur de plusieurs années, et même, au fond, celui de toute une vie faite de rencontres et de séparations. Car « Stranger In The Alps » n’est pas l’aboutissement d’une démarche autobiographique quelconque. Il est aussi, et surtout, une ode aux relations, à tous ces liens avec autrui qui marquent et forgent durablement une existence. C’est donc par elles que Phoebe Bridgers se dévoile à nous, faisant de ce premier album une anthologie tirée de ces histoires particulières et mémorables, qu’elles aient été heureuses ou tristes, amères ou apaisées.

Contrairement aux apparences premières, il ne faudrait ainsi pas penser « Stranger In The Alps » comme une œuvre de rupture. Il n’en a ni la mélancolie pesante, ni le ton grave. Phoebe Bridgers déploie une écriture particulière, qui s’épanouit dans un registre relevant à la fois d’une nostalgie prenante et d’une futilité innocente. Le duo d’ouverture, « Smoke Signals » et « Motion Sickness », constitue une introduction parfaite à ce double mouvement. Tandis que la première ballade est baignée d’une douce langueur mélancolique, où se côtoient relations perdues et héros de jeunesse trop vite disparus, la seconde s’embarque sans ménagement dans une soudaine virée pop ponctuée de pointes d’humour légères (« why do you sing with an English accent / I guess it’s too late to change it now »). C’est à ce jeu sur des sentiments presque oxymoriques que tient le charme de cet album, d’autant plus intime qu’il est inconstant, au moins autant que l’humain peut l’être.

De morceau en morceau, Phoebe Bridgers dessine ainsi un autoportrait musical des plus intimes, qui mêle habilement guitares et piano, et dont la simplicité mélodique est habillée par des arrangements aériens qui orchestrent cette échappée onirique. Ceux-ci culminent dans les apogées auxquelles aboutissent les progressions harmoniques de « Scott Street », et surtout de « Georgia », où les agitées sections de cordes reflètent le tumulte émotionnel qui habite cette section du récit. La force essentielle de « Stranger In The Alps » est de fonctionner comme si les fragments de mémoire dont il se nourrit avaient dicté sa progression musicale, lui donnant ce supplément de sincérité et la richesse d’une œuvre écrite sans pudeur. Comme peu d’autres, l’album se voit alors d’autant plus réussi qu’il est spontané dans sa composition, se laissant davantage guider par l’impulsivité des émotions que par l’impératif de cohérence.

crédit : Frank Ockenfels

Comme toute histoire qui mérite une fin digne de ce nom, l’artiste construit son acte final autour d’un duo avec Conor Oberst, « Would You Rather », et d’une reprise au piano de « You Missed My Heart » de Mark Kozelek. Si le premier est d’une émouvante tendresse, la seconde est de celles qui méritent que chacun s’y attarde : c’est à ce moment précis que Phoebe Bridgers abat sa dernière carte, la plus envoûtante de toutes, en amenant le morceau dans un univers autrement plus fragile et instable, hanté par les spectres d’une voix cristalline dont les échos résonnent au loin. Alors que « Stranger In The Alps » s’achève sur sa plus triste note, tout juste prolongée par une courte reprise de « Smoke Signals », il ne fait plus aucun doute que cette ultime rencontre, celle avec l’artiste et son œuvre, était aussi de celles qui valaient la peine d’être écrites.

« Stranger In The Alps » de Phoebe Bridgers est disponible depuis le 22 septembre 2017 chez Dead Oceans.


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Cassandre Gouillaud

Étudiante, passion musique. Si jamais un soir vous me cherchez, je suis probablement du côté des salles de concert parisiennes.