[Interview] Yan Hart-Lemonnier

Véritable taulier de la scène underground française, Yan Hart-Lemonnier revient avec un troisième album : « Souvenirs de l’âge d’or ». Inqualifiable et électronique, on entend l’artiste angevin lorgner du côté de terrains drone et ambient, plus saillants avec l’introspection qui transpire de ce disque. Pourtant instrumental, le poids des mots dont font preuve les titres des chansons apparaît comme lourd de sens et d’émotion, comme si Hart-Lemonnier faisait l’état des lieux d’une carrière riche d’expériences diverses, en écho avec la personne civile.

  • Tu travaillais depuis déjà un moment sur ce nouvel album, 2 ou 3 ans je crois, et tu en as même sorti un autre entre temps (« Valeurs Modernes », Darling Dada Records, 2016). Cette phase de recherche, de composition puis, finalement, d’enregistrement de « Souvenirs de l’âge d’or » a-t-elle été difficile pour toi ? Étais-tu en quête de l’illustration d’un sentiment précis, comme une obsession ? Peut-être étais-tu simplement dans le flou ?

Ce n’est pas que ça a été difficile, mais ça a été long à venir. Je ne me force pas vraiment à travailler sur une idée, un thème musical ou un concept : parfois, les choses avancent toutes seules, parfois ce n’est pas le cas et je mets de côté. Ça a donc été le cas pour cet album : je n’ai pas réussi à avancer dessus fin 2015, alors que j’en avais déjà l’idée globale, et j’ai travaillé sur des choses plus légères pour sortir mon second album, « Valeurs modernes », en 2016. Et cette année, l’inverse s’est produit : je voulais enregistrer les morceaux plutôt dansants que je joue en live, mais ça ne donnait rien. Et je me suis retrouvé à la place à avancer plus vite sur « Souvenirs de l’âge d’or ».

Mais, depuis fin 2015, j’avais bien l’idée d’un album qui parlerait de mes parents, et c’est d’ailleurs un dessin représentant mes parents, aujourd’hui disparus, que je pensais mettre sur la pochette, ce que je souhaitais dès le début dessinée par Tom de Pékin. Ça a un peu débordé sur l’idée du souvenir en général, du regard qu’on porte sur sa vie quand un petit paquet d’années s’est écoulé. Au départ, l’idée était floue et elle s’est précisée au fur et à mesure de la composition, quand celle de la pochette s’est mise en place avec l’envie, finalement, d’un portrait fantasmé de ma propre famille, quand j’ai arrêté les titres des morceaux et leur sens individuel. Je ne commence pas à composer en ayant une vision précise de ce que j’ai envie d’entendre. J’ai juste suivi cette envie d’intimité musicale et tout s’est emboîté tout seul au fur et à mesure.

Je ne suis plus certain de savoir d’où est venue cette envie, mais je pense que ça a dû être provoqué par un thème musical, lui-même provoqué par quelques sonorités que je n’avais pas encore utilisées dans ma musique. Je crois que ça devait être le titre qui ne s’appelait pas encore « Souvenirs de l’âge d’or », un truc avec des nappes très lentes et un peu profondes. Cette ébauche m’a évoqué l’idée du souvenir d’une vie que tu pourrais avoir quand tu es très âgé et que tes jeunes années te semblent si loin et irréelles.

  • Il me semble que tu dis souvent qu’il est plus compliqué de faire de la musique joyeuse que de la musique triste. Comment expliquerais-tu cela ? Finalement, dans quel exercice te sens-tu le plus à l’aise ou le plus gratifié ?

Je ne l’ai pas forcément dit souvent, mais j’ai bien dû le dire quelques fois pour faire le fanfaron. Mais dans l’ensemble, la musique dont l’objectif est de transmettre un pur sentiment positif et joyeux, et sans être de la grosse soupe merdique, ce n’est pas la tendance lourde dans l’underground. J’ai eu envie de ça quand je me suis remis à composer et à préparer des concerts en 2012, parce que ça faisait aussi des années que je m’intéressais à d’autres artistes qui transmettaient ça. J’avais juste envie que la musique soit un truc qui me porte, que les gens qui m’écoutent jouer aient envie de bouger, de les voir sourire. C’était très basique, et je n’arrive toujours pas à faire de la musique introspective sur scène, parce que j’ai besoin de savoir ce que ressent le public et de partager ça. Je vais continuer à jouer des trucs marrants, de la pop technoïde dévoyée, qui se moque un peu d’elle-même. Mais je ne m’interdis pas, si le temps et l’inspiration me le permettent un jour, de jouer autre chose sur scène.

Mais, sur disque, je pars dans une autre direction que celle des deux premiers, et je travaille déjà sur le prochain, qui sera encore différent, très électronique, rythmiquement et mélodiquement déroutant, déstructuré.

  • Tu as été, pendant plus de dix ans, un activiste de la scène underground française avec ton label, Ego Twister Records (un beau palmarès, quand on ajoute à cela une trentaine de références au catalogue). Que te reste-t-il de ces années, du point de vue artistique ?

J’ai l’impression que le catalogue et la démarche du label ont ressemblé à ce qu’est ma démarche actuelle : trouver une identité et des partis pris esthétiques à la fois forts mais pas inaccessibles, sans s’interdire de partir dans des directions différentes.

Et puis, grâce au label, j’ai travaillé avec une centaine de musiciens partout dans le monde ; j’ai envoyé des milliers de coli,s dont certains à des gens qui continuent à suivre ce que je fais maintenant. Grâce à ces douze ans de label, il y a plein de villes dans le monde où je pourrais aller boire un coup avec quelqu’un de sympa dont j’ai le contact, mais que je n’ai pas encore eu l’occasion de rencontrer. Et puis, j’ai arrêté le label en 2015, mais des gens continuent de le découvrir.

  • Et du point de vue de l’industrie musicale ? Si nous devons l’appeler ainsi.

(Rires) Je ne vois pas trop de quoi tu veux parler. Je n’ai fait que des disques à petits tirages, je n’ai eu un distributeur que pendant les premières années (Mange Disque, qui distribuait un très beau catalogue d’electronica pointue, jusqu’à ce que ça devienne économiquement intenable). En matière de promo, je n’ai pas été très efficace malgré mes tentatives, et la majorité des magazines et webzines français, à quelques exceptions près, ont toujours ignoré les sorties du label. Je n’ai pas été un producteur de disque très rusé, tout comme je ne suis pas un artiste très doué pour le business, non plus. Sur ce disque, je suis en autoproduction totale et, d’ailleurs, l’album n’est disponible que sur commande sur mon Bandcamp ou en concert.

  • Peux-tu me parler un peu de ton rapport à la musique ? Écrire de la musique est un exercice qui demande une grande implication, un investissement. Qu’y-a-t-il de si important et de personnel dans le fait de continuer à travailler sur sa musique et de la partager ?

Je m’intéresse à la musique depuis mes 9 ans : j’achetais des disques enfant et ça été dès cette époque à la fois un mode d’introspection, de rêverie, aussi bien qu’un faire-valoir social. La musique, en tant qu’auditeur puis que musicien, a défini une bonne partie de mon rapport aux gens. C’est encore en partie le cas : je partage moins ce que j’écoute avec mes amis, mais ma musique me fait rencontrer du monde lorsque je vais jouer en concert, et j’échange aussi régulièrement avec les gens qui me commandent des disques.

Et si je continue, c’est parce que je n’ai rien trouvé d’autre à faire ! Comme tout le monde, je cherche la satisfaction, et je ne vois pas comment l’atteindre autrement qu’en faisant de la musique. Enfin, essayer de l’atteindre.

L’écriture de ma musique, c’est une autre histoire. Je compose lentement, très lentement, j’essaye de me forcer mais, si ce n’est pas le bon moment, ce n’est pas la peine d’insister. Il me faut parfois des années pour finir de composer et/ou d’enregistrer un morceau. Je travaille beaucoup par petites touches successives ; j’ai une cinquantaine d’ébauches de morceaux en réserve, parfois de simples boucles. Je vais les modifier de temps en temps, refermer le fichier et revenir dessus des mois plus tard, au point que j’oublie certains truc – et j’adore quand je reviens sur un morceau oublié, que je me dis que c’est quand même pas mal, et que ça me redonne envie d’avancer dessus. Et, de temps à autres, une poignée de morceaux plus ou moins avancés me donnent l’impression d’avoir quelque chose à faire ensemble. Ça a été le cas pour cet album : certains morceaux partent d’ébauches très anciennes dont je ne savais pas forcément quoi faire, et à un moment il y a un déclic, et je ne fais presque plus rien d’autre que de travailler pour finir ce disque.

  • Parlons un peu plus de « Souvenirs de l’âge d’or ». Cet album me semble plus organique ou plutôt moins synthétique. Tu avais déjà laissé présager cela dans « Valeurs Modernes ». Ton processus d’écriture a-t-il évolué à mesure que tu incorpores de nouveaux instruments à tes compositions (comme des guitares, des cuivres…) ?

L’album est quand même très synthétique : il y a beaucoup de synthétiseurs virtuels et un peu de tricherie pour quelques instruments que je ne pouvais pas enregistrer en acoustique. J’ai pas mal travaillé les réverbérations pour donner aux morceaux une sensation de proximité, ce qui peut expliquer que même les titres très électroniques et sans instruments acoustiques ont tout de même ce côté organique. Par exemple, sur presque tous les morceaux un peu ambient, les réverbérations sont celles d’une chambre à coucher. Pour un autre morceau, je voulais le son d’une répétition dans un garage. Globalement, je voulais qu’il sonne comme un disque « domestique », je dirais.

Et, même si il y en a déjà sur mes deux précédents albums, il y a effectivement ici un peu plus d’instruments acoustiques : de la guitare et de la basse, que je joue, la trompette de Florent Laugeois (aka Rachitik Data), le tuba d’Antoine Bellanger (aka Gratuit), la clarinette de Florent Large. J’en aurais bien mis plus encore si j’avais eu sous la main les instrumentistes, ainsi que le temps et les bonnes conditions d’enregistrement. Mais le choix des musiciens est important pour moi. Il faut qu’ils aient humainement quelque chose à faire là. Sinon, je préfère encore un plugin. C’est un truc que j’assume pour le moment : je préfère mille fois une prise d’instrument avec quelques défauts enregistrée par un ami, plutôt qu’une prise parfaite par quelqu’un que je connais à peine. Et d’autant plus sur ce disque très personnel.

Mais le fait de faire appel à quelques musiciens n’a pas changé ma façon de composer, que je t’ai un peu décrite plus haut. Simplement, pour certains instruments, je compose avec un synthé ou une banque de samples, en sachant que je la ferai remplacer ensuite par une prise acoustique. Sur ce disque, j’ai composé les parties enregistrées par les musiciens. Mais j’aimerais plus tard avoir la possibilité de les faire participer à la composition de leurs parties. En tout cas, j’espère qu’ils seront sur de prochains albums.

  • D’ailleurs, comment composes-tu ? Ton processus est-il rigoureux, comme si tu suivais un mode d’emploi élaboré depuis des années ?

Comme je te l’ai dit, par la force des choses plus que par choix, je me suis retrouvé à travailler mes compositions sur le long terme, en revenant régulièrement sur des ébauches anciennes, jusqu’au déclic qui me fait finaliser un titre. Sauf exceptio,n bien sûr : ça m’arrive aussi d’aller vite sur un morceau à peine commencé. Mais ce n’est pas la règle générale.

Pour le reste, ce n’est pas un mode d’emploi, mais je me sens souvent inspiré par un nouveau synthétiseur, un nouveau plugin d’effet avec lequel je vais trouver quelques sons que je trouve un peu inédits, ou encore un sample, quoique ce soit plus rare dans ma musique. C’est ce premier jet qui va entraîner tout le reste. Bien qu’il m’arrive, dans un morceau, de tellement le remanier qu’à la fin, il ne reste pratiquement plus rien de l’ébauche originale.

Mais en fait, j’ai deux installations pour composer: un ordinateur bourré de logiciels, sur lequel j’enregistre et mixe les albums. Et une autre installation sans ordinateur, avec un séquenceur séparé qui pilote quelques petits synthétiseurs. J’utilise cette dernière installation pour composer la plupart des morceaux que je joue en concert, et que j’ai souvent beaucoup de mal à enregistrer sur l’ordinateur.

Inversement, pas mal des morceaux composés pour les disques ne finissent pas transposés pour pour le live, soit parce qu’ils sont un peu trop compliqués à jouer pour moi (surtout ceux qui reposent sur des timbres particuliers, ou encore sur des éléments aléatoires, ou des structures précises), soit parce que je n’ai tout simplement pas envie de les jouer en concert.

Ma façon de composer pour le live est donc un peu différente : je suis derrière mes machines et, pendant que je compose, je pense surtout à la façon dont je vais interpréter ces morceaux, à la réaction du public. Vont-ils s’amuser ? Est-ce que je vais me laisser emporter par ces morceaux ?

  • Produis-tu encore tes disques seuls ? D’ailleurs, tu n’as jamais souhaité enregistrer autrement qu’à domicile ?

Vu le processus de composition que je t’ai décrit, impossible pour moi d’enregistrer ailleurs qu’à la maison, puisque que j’enregistre et j’arrange pratiquement en même temps que je compose. Et c’est ce qui m’intéresse dans la musique électronique : je vis avec ma musique, je compose et j’enregistre dans mon salon, dont je monopolise bien la moitié de l’espace avec mes instruments. Je n’ai même pas envie d’avoir une pièce séparée pour ça, l’idée de m’y enfermer m’est insupportable. J’ai essayé et ça ne marche pas, parce qu’il faut que je me force pour y aller et composer. Je préfère me laisser surprendre par l’envie : je suis derrière l’ordi pour glander, mais peut-être que je vais me mettre à faire de la musique dans un moment. Évidemment, c’est très inefficace, et je ferais mieux de me donner des horaires, et de me couper du monde de telle heure à telle heure. Peut-être que je le ferais si la musique était mon métier et que j’avais un vrai studio pour travailler. Mais ce n’est pas le cas.

Pour le reste, je mixe mes albums seul. C’est un processus assez long et compliqué, puisque je ne suis pas ingénieur du son. Mais c’est aussi une part importante de mon processus créatif, et les choix de mixage participent pour moi de la composition. Je ne me vois donc pas déléguer cette étape, quitte à assumer quelques erreurs ensuite.

  • Morceau par morceau : « L’âge d’or ». C’est une chanson à la mélancolie indéniable, qui semble teintée de nostalgie ou de regrets, au vu du titre. A quoi fait référence cet âge d’or ? Par ailleurs, ce morceau introductif dessine immédiatement la rupture avec tes albums précédents. Calme, progressif, presque simple par rapport à ce à quoi tu nous as habitué jusque là ?

Plutôt que mélancolie, je dirais que c’est de la nostalgie qui s’en dégage. Tout est parti de la boucle samplée et filtrée du début, cette nappe cotonneuse que je fais monter avant d’y mettre une ligne de basse et un beat tout simple et dépouillé et, comme tu le soulignes, en rupture avec ce que je faisais avant. Sur toute l’instrumentation de ce morceau, je me suis appliqué à éviter mes tics de composition habituels, et à rester très sobre alors que mon réflexe habituel est de ne jamais laisser beaucoup de respiration dans un titre.

Florent Large, un ami à qui j’avais demandé de venir écouter mes morceaux en court d’écriture dans l’idée de lui faire enregistrer des parties de clarinette, m’a fait remarquer que ce morceau lui évoquait l’ambiance d’un ventre maternel, l’arrivée successive des instruments symbolisant celle de la lumière. C’était limpide, mais je ne l’avais pas vu. J’avais déjà le titre, « Souvenirs de l’âge d’or », et celui-ci est devenu immédiatement « L’âge d’or ». La naissance, l’enfance, l’âge idéalisé. La gestation, soit l’âge d’avant les souvenirs.

  • « Nicole et Pierre » : tu sembles plongé dans tes souvenirs avec cet album dédié à ta mère, Nicole, et ton père, Pierre. Tu joues ici la carte du contraste avec une facette joviale (emmenée par des trompettes) et une autre plus agressive (grâce aux guitares saturées), et l’ensemble finit par se mêler. Qui joue de la trompette ? Ce morceau semble chargé d’histoire, est-ce le cas ?

Le morceau se déroule en trois phases : c’est d’abord enjoué et positif. Puis tumultueux et, enfin, poignant. Je voulais que le morceau raconte une vie, la vie de couple de mes parents. Je suis assez fier de la troisième partie du morceau, et elle me fait toujours remonter beaucoup d’émotions, parce que je l’ai reliée à la fin de la vie de maman.

La trompette est jouée par Florent Laugeois, qui est aussi un talentueux compositeur de musique électronique sous le nom de Rachitik Data. Il apparaissait déjà à la trompette sur « Valeurs modernes » et il sera, je l’espère, sur de prochains disques. Il signe également un remix d’un morceau de l’album, qui est en bonus sur la version téléchargeable sur Bandcamp, avec d’autres très bon remixes de mes amis Wilfried Thierry, Gratuit, Bacalao, R/ften et Bernard Grancher. J’ai eu un moment le projet de faire de ce disque vinyle un double album pour y faire figurer ces remixes, mais je n’en ai malheureusement pas eu les moyens ; cela dit, j’apprécie énormément la façon dont ils se sont réappropriés ces morceaux.

  • « La chanson ne finit jamais » :  que serait un de tes albums sans ses ritournelles, ses presque comptines ? J’imagine presque un Philippe Katerine venir chanter. Tu as une réelle science du morceau d’illustration, cela vient-il de ton amour de la library music ?

Il a un petit côté rétro, avec le piano et la guitare, ainsi que la construction mélodique. Je l’ai d’ailleurs composé à la base au ukulele, mais je n’ai pas gardé cet instrument sur la version finale. Il y a peut-être un lien avec les B.O. de films français des 70’s. Mais j’ai essayé de lui apporter aussi quelques éléments plus modernes qui ne doivent rien à cette époque. Et le piano à la fin est programmé pour jouer de façon semi-aléatoire, d’une façon qu’un pianiste ne pourra exécuter. Le titre parle pour moi de l’attente, des journées qui se succèdent, identiques à elles-mêmes, dans un appartement où si peu de choses se passent.

  • « Nos chères faiblesses » : l’electronica est fascinante tant sa composition semble à la fois complexe et aléatoire. L’ordinateur est-il un outil indispensable pour confectionner ce type de morceau ? As-tu toujours utilisé l’ordinateur en tant qu’instrument ?

Ce morceau parle de l’ivresse, et je voulais donc qu’il ait ce côté complètement bancal. C’est bien un titre que je n’aurais pas réussi à composer sans ordinateur. Pour ce type de morceau, je pars d’une petite mélodie très lisible, mais j’y ajoute ensuite un tas d’éléments que je décale volontairement rythmiquement, tout en essayant de renforcer la mélodie. Dans ce processus, je joue avec le hasard. Je mets des choses là où elles ne devraient pas être, puis j’écoute pour décider si elles apportent la surprise que je souhaite entendre, ou au contraire si elles ruinent complètement le morceau.

J’essaye d’adapter ce morceau pour le live en ce moment, avec de la guitare (car il y a de la guitare très découpée et traitée sur ce morceau), mais j’en viens à beaucoup le simplifier rythmiquement. Et ça fonctionne pas mal.

J’ai commencé la musique avec la guitare quand j’étais ado, et j’en ai fait longtemps jusqu’à ce que je me lasse de monter des groupes qui n’arrivaient nulle part. Alors, j’ai fait acheter un ordinateur familial à la fin des années 90, sur lequel j’ai immédiatement installé des logiciels piratés de musique. J’ai appris à sampler et à séquencer avec des trackers (un type particulier de logiciel de musique) avant de pouvoir me mettre à acheter un peu de matériel, synthés et samplers. Plus tard, je suis revenu au tout ordinateur quand ils ont été un peu plus puissants. Puis revenu au hardware. Et, maintenant, je reviens encore un peu à l’ordinateur pour composer, tout en choisissant de ne pas en emmener un sur scène.

  • « In Dem Wald » : je considère « In Dem Wald » comme le cœur de cet album. Les voix modifiées et samplées arrivant à mi-parcours me procurent un sentiment de nostalgie intense, on se sent perdu dans notre mémoire. A qui appartiennent ces voix, au sens propre comme au figuré ?

C’est marrant que tu le vois comme si important dans l’album. Pour moi, c’est plus une respiration, une pause légère. Mais la nostalgie est au cœur de ce morceau : il fait référence à la petite ville de Donaueschingen, dans la Forêt Noire allemande, et où j’ai passé la plus grande partie de mon enfance et de mon adolescence. Il y avait une forêt de sapins pas loin de chez moi, recouverte de neige épaisse en hiver, où j’allais jouer de temps en temps. Le morceau sublime un peu le souvenir de cette forêt.

La voix provient d’un simple « aaaaah » chanté par ma femme que j’ai samplé pour en faire une sorte de synthé doux et naïf, sans artifice. La mélodie principale de synthé avait, quant à elle, été improvisée et enregistrée longtemps auparavant sur un petit dictaphone à bande assez cheap.

  • « Nicole » : douce et chargée d’émotion grâce à ses cordes synthétiques, Nicole est présente dans tout l’album tel un fantôme qui ère. Les notes naïves qui concluent cette lente ascension semblent directement faire référence à l’enfance d’un garçon et à son rapport étroit avec sa mère.

Ce titre fait plus référence à ma relation d’adulte envers ma mère, plutôt que ma relation d’enfant avec elle. Elle parle du regret de ne pas avoir été un meilleur fils, et qu’elle n’ait pas pu connaître ma femme et ma petite fille, qui est née pendant que j’écrivais cet album.

  • « Une pièce dans une crêpe sur le buffet » : énigmatique, ce titre, non ? C’est ce que tu avais sous les yeux ? Je trouve qu’avec un peu d’imagination, on trouve là quelque chose d’opéra-rock, ce qui est sûrement dû aux envolées lyriques et à la construction du morceau. Finalement, il ne serait pas un peu conceptuel, ce disque ?

C’est ce que je me suis dit quand il était bien avancé : c’est peut-être une sorte de concept album, mais qui se foutrait d’être reconnu comme tel. Ce morceau est certainement le plus ancien du disque : il traînait dans un disque dur depuis des années, sans que j’arrive à le relier à un truc précis et quoi en faire. Et, finalement, il a pris sa place dans cet album quand j’ai trouvé son titre.

C’est encore une référence à ma mère : à la Chandeleur, elle faisait des crêpes et en gardait toujours une pour mettre sur le buffet du salon, avec une pièce à l’intérieur. C’était une tradition depuis son enfance, ça portait bonheur. Après son décès, nous avons dû vendre les meubles de la maison et, au moment où les déménageurs ont chargé le buffet, nous avons retrouvé une crêpe avec une pièce à l’intérieur. Mais je ne me souvenais plus de la dernière fois où nous avions fêté la Chandeleur ensemble, ma mère, ma sœur et moi. Pour moi, c’est le souvenir qui est désormais attaché à ce morceau.

  • « Dans le sommeil nous trouvons refuge » : j’imagine que ce n’est pas lié, mais ce titre m’évoque la fin de ton label, Ego Twister. Plus proche d’un sommeil éternel que d’une mort, tant tes albums en réveillent le spectre. Peut-on espérer voir renaître ce label ?

(Rires) Je n’avais pas pensé à ça du tout. Ce titre est juste une improvisation très douce, qui m’évoquait la sensation d’un demi-sommeil bienheureux. Une autre respiration dans le disque.

Pour l’instant, je ne trouverais pas de sens à relancer mon ancien label. Il n’y a aucune raison pour que je fasse mieux qu’avant en termes de promotion et de diffusion, et c’est pourtant ce que mériteraient les artistes. Même pour cet album que j’ai auto-produit, j’ai décidé de ne pas utiliser le nom du label, pour ne pas surfer sur sa micro notoriété passée, et éviter que les amis parlent plus de cette fausse renaissance plutôt que du disque lui-même.

  • « Souvenirs de l’âge d’or » : pourquoi cette chanson en particulier donne-t-elle son nom à cet album ?

Parce qu’en théorie, ça devait être le dernier morceau du disque, justifiant tout son cheminement musical. Ce titre, c’est moi quand j’aurai 80 ans, si je les ai un jour, me remémorant des souvenirs déjà anciens aujourd’hui, ceux qui ont inspiré cet album. Je me sentirai peut-être si vieux que je me demanderai si tout cela est vraiment arrivé. Est-ce que tout cela aura encore de l’importance ?

  • « Un nouvel amour » :  après une seconde moitié d’album très atmosphérique, tu termines par une note heureuse qui donne tout son sens à la natalité que montre la belle pochette de son disque. Alors, comment est-ce d’être père à ton tour ?

Je n’ai pas pu me résoudre à terminer l’album sur le titre précédent. J’ai eu besoin de ce dernier morceau, un retour au réel, composé au dernier moment, juste après la naissance de ma fille. Être père peut sauver de tout. Je peux bien rater tout le reste, ma relation à ma fille est tout ce qui compte.


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Maxime Dobosz

chroniqueur attaché aux expériences sensorielles inédites procurées par la musique