[LP] Ulan Bator – Ulan Bator

Quelle chance de pouvoir chroniquer un tel objet sonore et musical, plus de 20 ans après sa sortie ! Le temps n’a semble-t-il en aucune façon altéré la force de ce premier disque qui, encore aujourd’hui, affiche une matière artistique sidérante et totalement incendiaire. En février 1995, c’est bel et bien un trio qui pénétrait « La Guillotine » à Paris pour enregistrer ce brûlot incandescent, que le label indépendant Jelodanti a eu la merveilleuse idée de rééditer ces jours-ci, dans une précieuse version vinyle limitée.

En 1995, la scène rock indépendante française va s’affirmer par rapport à ses homologues américains, eux-mêmes en plein tiraillement entre l’appel des majors et la volonté de rester intègres. La conjoncture de nombreux facteurs pourrait expliquer l’émergence évidente de cette nouvelle scène alternative aux quatre coins de la France. Dans le sillage d’illustres aînés, comme les Thugs ou les Real Cool Killers, apparaîtront des groupes singuliers et novateurs, bruyants et essentiels. Inspirés par la mouvance post-hardcore et noise US, symbolisé par les labels Touch&Go, Amphetamine Reptile et Alternative Tentacles, des albums monumentaux imposeront un état d’esprit créatif et aventureux, qui n’en finit plus aujourd’hui de susciter l’admiration et le respect. Au milieu de cette collection de bruits, de fureur et d’intelligence, la tendance mettait de côté Ulan Bator, pour focaliser à tort sur des groupes plus ouvertement frontaux ; peut-être un peu trop facilement classé dans la catégorie « intello », parce que projet capable de se réinventer en permanence et surtout oser le texte, sans renier une aspiration expérimentale tout à fait subjuguante.

Mais, sur ce premier album, nous étions et sommes encore frappés par l’assaut d’un véritable rouleau compresseur imposant sa masse sonore, une masse en mouvement permanent, totalement instable, parfois proche de la folie comme du chaos. Alternant des passages en complète tension avec des instants insidieusement contemplatifs, il est difficile, encore de nos jours, d’appréhender pleinement cet objet étrange et finalement insaisissable. Ainsi, loin de vouloir justement intellectualiser une musique jubilatoire dont l’intensité pourrait rimer avec animalité, ce sont à nos sensations intactes et aujourd’hui complètement renouvelées que nous en appelons. Véritable fauve en cage, le groupe rumine sa vengeance dès le premier morceau, « Haupstadt » : de longues minutes d’observation qui finissent dans un déluge cataclysmique, digne des premiers Sonic Youth. Sur ce premier album, la pop n’a pas le droit de cité, et c’est dans les sillons du free jazz, de la noise, du rock cosmique allemand et du post-punk, qu’Amaury Cambuzat, Olivier Manchion et Franck Lantignac dessinèrent les contours d’un œuvre libre, pour ne pas dire libertaire. A l’image de « Radio Disco », le flux est continuellement déviant mais totalement maîtrisé et, en ce sens, sur ce premier disque, Ulan Bator rivalisait aisément avec les grands Portobello Bones, autre référence de cette fameuse scène alors en ébullition. Sincères jusqu’au bout des tripes, ces huit titres se terminent sur le post-rock à la saveur très improvisée « Cerf-Volant », qui annonçait déjà bien des transformations à venir.

Ce premier album est encore, actuellement, un disque dangereux à ne pas mettre entre toutes les mains, dans une période où le mainstream semble reprendre petit à petit la direction du gouvernail. Il apparaît toujours comme un appel à refuser la norme et comme un évident manifeste d’une époque et d’un état d’esprit salvateur, qui semble d’ailleurs renaître de ses cendres dans bon nombre de productions actuelles. Dans quelques jours, Ulan Bator sortira d’ailleurs un douzième long format nommé « Stereolith » (composé et écrit par Amaury Cambuzat) sur l’excellent label allemand Bureau B, démontrant sans faiblir que la quête artistique inaugurée au début des « nineties » est très loin d’être achevée pour ce groupe qui refuse toujours de rentrer dans le rang.

« Ulan Bator » d’Ulan Bator est réédité depuis le 19 octobre 2016 chez Jelodanti.


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Laurent Thore

Laurent Thore

La musique comme le moteur de son imaginaire, qu'elle soit maladroite ou parfaite mais surtout libre et indépendante.