[Live] Bo Ningen et Savages à l’Épicerie Moderne

Venues défendre « Adore Life », un solide deuxième album paru en début d’année, les quatre musiciennes du groupe Savages étaient attendues au tournant, avec un buzz non négligeable autour de leurs prestations scéniques. Et, pour les connaisseurs, la première partie, Bo Ningen, annoncée tardivement, était un atout supplémentaire, voire une raison plus déterminante pour faire le déplacement jusque Feyzin et sa salle très estimée de l’Épicerie Moderne, le 27 février dernier.

Savages - crédit : Lucie Rimey Meille
Savages – crédit : Lucie Rimey Meille

C’était la troisième fois que je voyais Savages, toujours avec quelques amis, ce soir-là particulièrement nombreux – c’est toujours un plus. Sur le trajet, personne ne connaissait vraiment Bo Ningen, groupe japonais formé à Londres et qui a partagé « Words to the Blind », un album live d’une seule piste de trente-cinq minutes avec Savages, en 2014. Les blagues allaient bon train, mais je me doutais qu’il y avait matière à découvrir un groupe passionnant, étant amateur de japanoise, le punk psychédélique et sauvage japonais, un genre fécond depuis les années 1970. Lorsque le groupe arrive sur scène dans la pénombre, leur look particulièrement chevelu et hirsute focalise toute l’attention : pour la faire courte, ils ont bien la tête de l’emploi. Mais, dès que le bassiste Taigen Kawabe et les deux guitaristes Yuki Tsuji et Kohhei Mastuda plaquent les premiers accords monstrueux de leur set, on est gentiment calmé et on se prépare à recevoir une énorme baffe musicale. Le concert sera court : environ quarante minutes pour cinq morceaux joués. Mais dire qu’il était excellent est un euphémisme ; rarement un groupe jouant en première partie aura délivré une prestation aussi furieuse et intense où absolument tout sonnait juste et paraissait couler de source.

Des deux premières compositions titanesques en tiroirs, portées par des riffs de basse rageurs, le jeu pyrotechnique et très noise de Yuki, seul musicien vêtu de rouge de la tête aux pieds (même la guitare !) et le mur du son créé par Kohhei, légèrement en retrait, jusqu’aux derniers instants quasi apocalyptiques de l’ultime morceau joué, pas un instant de répit devant le talent incroyable de ces quatre musiciens et la constante réinvention de leur musique fortement sous influence. Le premier morceau, à la structure improbable et aux rythmiques démentielles (formidable Monchan Monna aux fûts) rappelle ainsi Boredoms période « Super Ae » et « Vision Creation Newsun », en plus heavy. Le titre suivant et son pesant riff introductif évoquent immédiatement Boris, tandis que c’est du côté des américains d’At The Drive-In qu’il faut aller chercher les stridences du troisième, un morceau punk effréné et beaucoup plus court. Sera aussi jouée une chanson beaucoup plus planante et presque pop, qui nous amène dans un univers très shoegaze et post-rock mâtiné de krautrock, et où le chant et l’androgynie de Taigen font merveille. Ce dernier, vêtu d’une longue robe noire, est d’un charisme fou. Grimaçant en triturant les cordes de sa basse, on ne sait s’il souffre ou prend son pied, et la dimension théâtrale de son jeu sert à merveille la puissance des compositions. Chaque musicien apporte sa pierre à l’édifice et vient, tour-à-tour, changer la donne de plages sonores en perpétuelle évolution. Yuki maltraite sa guitare, qu’il fait virevolter dans tous les sens ; et, sur le dernier morceau, aussi épileptique que les stroboscopes qui clignotent derrière eux, les musiciens se changent en masses chevelues virevoltantes et assènent une décharge sonore d’une sauvagerie inouïe. Le public est conquis et en redemande, mais les musiciens, visiblement ravis, quittent la scène sous une ovation plus qu’enthousiaste.

Difficile, après cela, de récupérer une assistance qui a eu une petite demi-heure pour se remettre de ses émotions, mais aussi pour se refroidir. Il aurait fallu enchaîner dans la foulée pour profiter de l’ambiance et de l’excitation qui régnaient sur nous. Conséquence directe : malgré une redoutable efficacité et une belle puissance sonore, le concert de Savages mettra un long moment avant de vraiment décoller. Pourtant, la première moitié de la setlist est de haut vol : s’ouvrant sur des chansons un peu moins connues mais néanmoins percutantes des deux disques (« Sad Person » et « Slowing Down the World » du deuxième, « City’s Full » du premier), on constate rapidement que le groupe est bien en place et que Jehnny Beth est toujours à la hauteur de sa réputation. Présence scénique d’emblée solide, donc, qui compense de la mollesse d’un public encore hébété du choc nippon. Le son est très fort, plus fort même que pour Bo Ningen, peut-être un poil plus brouillon ; mais cela tient sans doute au désir des quatre musiciennes, qui jouent avec une hargne phénoménale. Un bémol, cependant : la voix est noyée dans ce mur du son, écrasée par une guitare très saturée et gorgée de reverb’, et une basse pachydermique. C’est sympa pour la claque sonore – il fallait au moins ça après Bo Ningen –, moins pour apprécier les chansons à proprement parler. Cela dit, le public compte, dans ses rangs, quelques fans qui s’époumonent sur toutes les paroles.

Côté light-show, c’est bien joli le noir et blanc et les stroboscopes ; mais, lorsque l’on n’autorise les photos que sur les trois premiers morceaux et qu’on n’adapte pas la lumière en conséquence, c’est moins sympa. Début de concert dans une pénombre relative, où les quatre femmes vêtues de noir ne sont éclairées que par de violents projecteurs blancs placés dans leur dos. Ambiance industrielle, quasi chirurgicale et qui colle bien avec leurs velléités de réveiller l’énergie d’un Joy Division. Puis, un petit miracle musical se produit. Passée cette introduction sympathique mais pas transcendante, le groupe enchaîne « Shut Up », « She Will » et  » Husbands » du premier album, soit pratiquement les trois meilleures chansons du groupe dans ce genre, dans des versions particulièrement agressives et énergiques. Musicalement, c’est le premier sommet du concert, et un de ses meilleurs moments, à tous points de vue. Jehnny communie avec son public, qu’elle harangue copieusement, imposant un fascinant rapport de domination / adoration avec lui, fondé sur des positions et des regards. Les trois autres musiciennes se déchaînent chacune à leur façon, tirant toujours plus de volume de leurs instruments sans pour autant perdre en précision instrumentale – saluons au passage les performances incroyables de la bassiste Ayse Hassan et de la batteuse Fay Milton, qui assurent une section rythmique exceptionnelle pendant que Gemma Thompson explose nos tympans avec ses amplis et sa guitare électrique. Malheureusement, alors qu’on s’attendrait à ce que le public devienne dingue à l’idée de voir ces trois titres joués à la suite, l’ambiance ne décolle toujours pas.

Après quelques morceaux de plus, dont l’excellent « Evil » extrait du dernier album en date, il faudra attendre « I Need Something New » à la moitié du concert pour que, subitement, le public se réveille, et avec vigueur. D’un coup, d’un seul, la fosse, jusqu’ici plutôt léthargique, est secouée de mouvements de foule : on s’écrase, on danse enfin un peu, ça pogote par-ci, par-là. Il était temps, le concert commençait presque à s’enliser. Profitant de ce regain d’énergie apporté par l’imparable « I Need Something New » et son effet sur l’audience, les musiciennes enchaînent avec le monstre que j’attendais tant. « The Answer », premier single du deuxième album, « Adore Life », déboule comme un rouleau compresseur, voie royale pour que Gemma Thompson se fasse plus que plaisir à nous labourer les oreilles des riffs furieusement heavy metal de ce qui reste pour moi le meilleur morceau de l’album et l’un des plus originaux composés par le groupe. Le public se déchaîne sur un titre lui aussi déchaîné que les filles parviennent – pas une mince affaire – à muscler encore plus. À partir de ce moment, tout le reste du concert sera exceptionnel et épuisant, le public ne se laissant plus aucun répit sur des titres aussi nerveux et énervés que « Hit Me », « No Face », ou « TIWYG ». Jehnny en profite pour marcher sur le public, qui ne demandait que ça, puis transforme cette séance de crowd-surfing en roulades audacieuses sur un océan de mains (de poings ?) tendues.

Après un plus qu’inattendu « Mechanics » qui tempère un peu l’assistance mais se révèle un impressionnant morceau de noise assez abstraite en live, le groupe revient jouer la torch song « Adore » dans une version intense et poignante (c’était ma plus grosse crainte du concert et la réussite est honorable) ; puis, clou du spectacle, lorsqu’elles finissent sur l’inévitable « Fuckers », véritable hymne du groupe qui ne figure pourtant sur aucun album studio, une sorte de chanson monstrueuse mêlant, sur une dizaine de minutes, la noise et le post-punk, les membres de Bo Ningen refont surface un par un, pour finir à huit sur scène, et envoyer à un public complètement extatique une déflagration sonore absolument inoubliable. La soirée se referme donc avec l’aide des Japonais comme elle avait commencé, et le concert de Savages montre qu’il suffit de réveiller son public pour faire parfois de grandes choses.


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Maxime Antoine

cinéphile lyonnais passionné de musique