[Interview] Kevin Morby

Il avait conquis les âmes avec la splendeur du folk rock intime de « Singing Saw », qui se hissait sans difficulté parmi les meilleurs albums qui nous avaient été offerts en 2016. Kevin Morby n’aura eu besoin que d’une petite année pour s’armer d’un successeur, amené à nous prouver qu’il était encore loin de nous avoir dévoilé tout son talent. C’est ce « City Music » qu’il nous présentait il y a quelques semaines, à l’occasion d’un bref arrêt parisien, dévoilant ainsi quelques-unes des histoires qu’il y raconte, façonnées à la lueur de la lumière des villes qui y sont célébrées.

crédit : Adarsha Benjamin
  • « Singing Saw » avait été influencé par l’atmosphère des endroits où il avait été enregistré, loin des villes qui sont maintenant au cœur de « City Music ». Où as-tu travaillé sur ce quatrième album ?

Je l’ai enregistré dans un studio juste à la périphérie de San Francisco, proche de l’océan, dans une toute petite communauté rurale. J’ai ensuite poursuivi le travail dans une autre petite ville de l’Oregon, à côté de la Californie. J’ai voulu écrire cet album de la perspective d’un personnage, en m’inspirant du temps que j’avais moi-même passé dans toutes ces villes. Je n’avais pas besoin d’être en ville au moment même où je l’écrivais, car je voulais que l’album soit une sorte de fiction basée sur ce que j’ai vécu.

  • Qui est donc ce personnage dont tu racontes l’histoire dans « City Music »?

Je voulais qu’il soit à l’opposé de ce que je suis. J’ai donc écrit de la perspective d’une femme âgée, qui vivrait seule dans un petit appartement de Manhattan. C’est pour moi ce qui s’opposait le mieux à un homme plus jeune qui vit à Los Angeles.

  • Comment as-tu réussi à te glisser dans la peau de cette antithèse de toi-même ?

Je me suis plongé dans un article du New York Times, qui s’intitule « The Lonely Death Of George Bell », qui raconte l’histoire d’un homme qui vivait reclus dans son appartement et dont le corps a été retrouvé des mois après sa mort. Il ne l’avait pas quitté depuis très longtemps et n’avait vraiment ni de famille ni d’amis. J’ai bien sûr changé le genre de la personne, mais cet article a été très inspirant et m’a beaucoup aidé à me mettre dans l’état d’esprit recherché.

  • De quelle manière la création de ce personnage a influencé ton écriture ?

C’est quelqu’un qui vit à l’écart du monde, dont la plus grande partie de sa vie est déjà derrière elle et qui n’a plus très longtemps à vivre. Ce sont des thèmes sur lesquels je voulais me pencher, en espérant moi-même avoir encore une longue vie devant moi. Écrire de la perspective de quelqu’un qui est plus âgé m’a permis d’écrire sur ce sentiment en lui donnant une dimension plus biographique.

  • Avais-tu déjà travaillé ainsi auparavant ?

Jusque-là, pas tellement en ce qui concerne la musique. En revanche, j’adore écrire des nouvelles du point de vue de quelqu’un d’autre. J’ai donc pu pour la première fois incorporer cette technique.

  • Sur la pochette de « City Music », tu regardes ton propre reflet dans le miroir. Est-ce que ce reflet, qui a quelque chose de féminin, est le personnage dont tu parles ?

Oui, c’est bien ce personnage qui porte d’ailleurs un pull et une jupe. C’était ma façon d’essayer de me mettre dans la peau de cette femme. C’est drôle, cela dit, car je ne réfléchis jamais vraiment à mes pochettes d’album (rires) mais j’aime bien ces réflexions.

  • J’ai l’impression qu’avec cet album, tu prends le contrepied de « Singing Saw», sur lequel tu parlais beaucoup de ton propre ressenti. Est-ce que « City Music » a été pensé en réaction à tout cela ?

Oui, totalement. Je savais déjà à l’époque de « Singing Saw » que je ne voulais pas que l’album suivant soit un « Singing Saw » numéro deux. Je voulais même qu’il soit exactement l’inverse. J’avais… disons que je savais, en quelque sorte, qu’il était possible que cet album marche assez bien, et que le public attende de moi que je continue à faire la même chose. Mais au lieu de ça, j’ai préféré suivre mes envies et aller là où je le souhaitais. Ce n’est pas que je ne pense pas au public, mais surtout que je ne me voyais pas refaire la même chose encore et encore. Je veux leur montrer que je ne suis pas que l’americana de « Singing Saw », je peux aussi faire d’autres choses.

  • Le personnage qui s’exprime dans « Crybaby » souhaite être une personne normale, qui ferait les choses comme tout le monde et sortirait le soir. Est-ce que c’est un sentiment que tu ressens toi-même, ou quelque chose qui touche les personnes âgées dans ces villes où l’on peut vite se trouver seul ?

C’est une nouvelle fois quelque chose qui touche mon personnage. Je ne pense pas personnellement avoir un problème avec ça, mais c’est en lien avec le sentiment qui sous-tend tout l’album : ne pas parvenir à communiquer avec la société, pour plein de raisons, et se sentir constamment en dehors d’elle.

  • Est-ce que ce n’est pas la ville qui tend à créer cela, en concentrant un grand nombre de personnes qui sont des étrangers les uns pour les autres et qui communiquent de moins en moins ?

C’est très vrai. Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui se disent « Oh non, je ne suis pas comme tout le monde », « Je ne suis pas normal », mais qui devraient réaliser ensuite qu’il y en a beaucoup qui pensent ça. C’est sur cette base qu’ils peuvent ensuite parvenir à communiquer ensemble.

crédit : Adarsha Benjamin
  • « City Music» est aussi un album de voyages, un thème récurrent dans ton œuvre musicale. D’où te vient cette obsession pour le mouvement ?

Lorsque j’étais plus jeune, ma famille et moi déménagions souvent pour suivre mon père. Peut-être qu’inconsciemment cela vient de là, même si je ne le voyais pas comme ça à l’époque. Déménager aussi souvent que j’ai pu le faire quand j’étais enfant m’a rendu capable de recommencer les choses à zéro à chaque fois. Évidemment, petit, je ne voulais jamais changer de ville. Y être obligé m’a fait prendre conscience que ce n’était pas si mal. C’est assez excitant de rencontrer de nouvelles personnes et de nouveaux endroits.

  • Les paroles de l’album, en plus de ce mouvement, témoignent toujours d’une volonté de revenir à la ville. Qu’est-ce qu’il s’y trouve de si inspirant pour ton personnage et pour toi ?

La ville est inspirante comme peut l’être la campagne, dans le sens où c’est un endroit très particulier et spécial. Elle incarne tellement de choses. Tu y vas si tu recherches certaines choses, comme le chaos et l’aventure, la beauté et le glamour, un certain sens de l’obscénité. La ville est l’endroit où toutes ces choses, assez contradictoires, s’assemblent et forment une espèce de tableau incroyable.

  • Est-ce qu’il y a des villes particulières qui t’ont inspiré cet album ?

Peut-être New York, et quelques parties de ma vie à Los Angeles ou Kansas City. J’ai aussi passé beaucoup de temps à Philadelphie, en Oregon, à Berlin, Porto, Tokyo, Melbourne… Mais c’est surtout l’image brute de la ville qui m’a inspiré. J’ai vu tellement de villes, de l’extérieur et de l’intérieur, qui semblent différentes mais qui sont en fait toutes similaires.

  • Beaucoup de ces villes sont évidemment américaines. Est-ce que tu penses qu’écrire cet album après l’élection présidentielle aurait changé la façon dont tu parles d’elles ?

Je ne pense pas que j’aurais décrit différemment la ville. Peut-être que ça aurait plus changé le ton de mon écriture en général. J’y ai beaucoup pensé cela dit, et maintenant que ce mec est président, ça me paraît un peu bizarre de sortir un album qui n’a absolument rien à voir. Mais je pense que créer de l’art est un acte en lui-même. L’art n’a pas besoin d’être politique pour avoir un sens politique. J’essayais simplement de créer un album qui serait une fiction, et cette fiction ne se prêtait pas vraiment aux événements actuels. Ça ne m’empêche pas de penser que la musique a un rôle à jouer dans le contexte actuel. Comme tous les arts, c’est bien qu’elle soit politique, peu importe dans quel sens. Le sujet n’a pas à être explicitement politique pour cela. De plus en plus d’artistes acceptent de jouer dans le cadre de concerts caritatifs par exemple. Le politique a récemment acquis de nouveaux moyens d’expression. C’est un choix qui revient à chacun, mais il est devenu facilement possible de mettre sa voix au service de plein de belles choses.

  • Je trouve que la chanson qui ressort le plus de cet album est « Come To Me Now », qui a cette lenteur rêveuse qui contraste avec le reste des morceaux. Y a-t-il une histoire particulière derrière ce morceau ?

Pas tellement, la différence essentielle serait que je joue de l’orgue sur celle-ci. Pour être honnête avec toi, c’est un territoire un peu nouveau pour moi. Je n’avais pas prévu de partir dans cette direction, mais il se trouve qu’il y avait cet orgue dans le studio où j’ai enregistré l’album. C’est aussi ma chanson préférée, donc il y a des chances que je continue à explorer ce nouveau terrain sur les prochains albums.

  • « Flannery », à la moitié de l’album, est en fait l’enregistrement d’une femme lisant un passage du roman The Violent Bear It Away de Flannery OConnor. En quoi cette œuvre et « City Music» sont-ils liés ?

Je lisais ce livre au moment où je travaillais aussi sur l’album. Lorsque je suis arrivé à ce passage, j’ai réalisé qu’il me parlait beaucoup, dans le sens où il évoque tout le pouvoir de ces villes dont je parle aussi. Dans le roman, elles deviennent quelque chose de presque effrayant, qui aurait sa propre conscience. C’est pour cela que j’ai voulu intégrer ce passage dans l’album.

  • Le roman a été publié en 1960, le début d’une décennie qui semble toujours t’avoir beaucoup inspiré musicalement. D’où te vient cette connaissance et tout cet intérêt pour ces années ?

Ce qui est intéressant avec la production musicale de l’époque, c’est qu’elle est remplie d’erreurs. Les artistes de l’époque se foutaient bien d’avoir un résultat très propre et préféraient être vrais et entiers. J’adore cette musique où tu peux aller jusqu’à entendre la pièce autour d’eux et les personnes qui s’y trouvent. Pour ce qui est de la découverte… à l’inverse de beaucoup, mes parents n’écoutaient pas vraiment de musique. Mais mon père m’a quand même introduit à Bob Dylan à travers une vieille compilation, et c’est comme ça que tout a commencé.

  • Est-ce que tu t’inspires aussi d’artistes et groupes contemporains ?

Oh oui, il y en a beaucoup que j’adore. Je suis un grand fan de Cass McCombs, de Julie Byrne qui vient de sortir un super album. J’aime aussi beaucoup Jessica Pratt, Angel Olsen, Hamilton Leithauser, ou des gens comme Kendrick Lamar, Chance The Rapper. Je crois qu’il y a quand même beaucoup de genres et d’artistes qui m’intéressent aujourd’hui.


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Cassandre Gouillaud

Étudiante, passion musique. Si jamais un soir vous me cherchez, je suis probablement du côté des salles de concert parisiennes.