[Interview] Gisèle Pape

Il y a une aura qui se dégage de Gisèle Pape. Qu’elle soit humaine ou musicale, cette irradiation intense ne cesse de bouleverser nos sens et notre vision de l’art au fur et à mesure de ses progrès, de son parcours tout sauf commun. Pénétrant avec habileté, justesse et tendresse l’univers musical grâce à son premier EP, « Oiseau », sorti il y a un an, la créatrice, inépuisable et curieuse, revient pour nous sur ses expériences précédentes, la genèse de ce disque hors norme et sa dévotion inébranlable pour la recherche d’un absolu pictural et sonore qu’elle s’applique, à chaque nouvel essai, à atteindre. Un entretien passionnant, complice et sincère.

crédit : Annie-Claire Hilga
  • Bonjour et merci d’accepter de répondre à nos questions ! Tout d’abord, peux-tu nous présenter ton parcours artistique ?

J’ai commencé par l’orgue liturgique au conservatoire de Belfort. J’ai fait des études de cinéma à l’école Louis Lumière où j’ai étudié le cadre et la lumière. Beaucoup plus attirée par les formes expérimentales, je développais la pellicule super 16 et super 8mm, et je faisais des films expérimentaux. J’étais très intéressée par la performance aussi. Puis j’ai appris la guitare et le chant. J’ai fait quelques musiques pour des courts-métrages. J’ai éclairé des pièces de danse. Puis j’ai fondé une compagnie de théâtre musical avec une amie comédienne. Il y a trois ou quatre ans, j’ai eu envie d’écrire en français, et de trouver une forme musicale qui me soit propre. C’est comme ça que mes chansons sont nées.

Mais quelles que soient les formes, je pense que le point commun de toutes ces pratiques et ces explorations est un travail sur la matière, sonore ou visuelle. Travailler les sons, les mots, la voix, comme des éléments pouvant susciter des sensations et des émotions. Proposer quelque chose qui fait appel aux sens, aux souvenirs, aux imaginaires.

  • On peut lire dans ta biographie que tu as plusieurs diplômes dans des domaines très variés et, surtout, que tu as plusieurs cordes à ton arc. Comment passe-t-on de l’orgue liturgique à une musique plus électronique, par exemple ?

À la fin de mes études de cinéma, j’étais très intéressée par les formes expérimentales et performatives. Je me suis mise à écouter beaucoup de musiciens de la seconde partie du XXe siècle. Les minimalistes américains, Laurie Anderson, la no wave, La Mounte Young. J’ai beaucoup écouté The Residents et leur musique inclassable avec des instruments électriques comme électroniques. J’écoutais aussi beaucoup de musique électroacoustique, et je me suis passionnée pour les expérimentations électroniques.

Je trouve que l’orgue est un peu le premier synthétiseur analogique. En orgue, le son est très important, puisqu’il comporte un ensemble de jeux colorant le son de manière très différente. On peut ajouter des harmoniques aiguës, graves, avoir un son plus ou moins clair, plus ou moins typé. Donc, en un sens, c’est déjà un peu un instrument électronique ! Je pense que c’est un aspect qui m’a plu quand j’ai choisi cet instrument. La même mélodie jouée avec deux sons différents ne provoquera pas la même sensation, et c’est quelque chose qui est très important quand je commence à composer.

Je pense que l’instrument que l’on pratique enfant reste très présent. Quand je rejoue des morceaux que j’étudiais, je vois tout ce qui m’a marquée et qui revient dans mes chansons : les motifs qui se répètent comme dans la fugue, les pédales de basse sur lesquelles les accords évoluent et font changer l’atmosphère, les chants et contre-chants. Non pas que je les reproduise consciemment ; mais ce sont des choses qui sont là, avec moi, et qui ressurgissent.

  • Peux-tu nous parler de ton expérience dans le domaine du cinéma, de la danse et du théâtre, et de leur importance dans ta manière de créer ?

Je ne sais pas si ça m’influence directement sur la manière de créer, mais ; dans mon approche générale, je sens que je viens plus du théâtre et de la danse. Ça m’a apporté et continue à m’apporter un regard plus général sur le fait d’être sur scène.

Avoir partagé le regard de metteurs en scène apprend beaucoup sur la manière de construire un spectacle. J’essaie d’avoir en tête une sorte de dramaturgie, comment emmener le spectateur dans mon monde et l’y garder. Comme je suis seule sur scène et que je n’ai pas de partenaires sur lesquels m’appuyer, je peux me mettre à douter. C’est là ou je dois faire confiance au set que j’ai construit et à la relation avec le public.

  • Quelle est l’importance de l’image dans ton processus créatif, que ce soit sur tes vidéos ou sur le design de ton EP ?

Venant de l’image, j’ai besoin d’avoir une vraie cohérence entre la musique que je fais et les images qui y sont associées, que ce soient les vidéos ou les visuels de l’EP.

Pour le visuel du disque, on est parti, avec le graphiste Alexandre Chenet, qui m’accompagne dans ce travail, d’une capture d’écran du tournage du clip du morceau « Encore ». À partir de cette image d’oiseau, j’ai fabriqué un pochoir et réalisé des impressions à l’encre à l’aide d’une presse pour gravure. Comme le procédé était artisanal, j’ai fait beaucoup d’essais, mais j’aime bien cette place laissée au hasard. C’est quelque chose que j’utilisais déjà quand je développais la pellicule à l’école de cinéma. Je n’appliquais pas les chimies de manière uniforme sur la pellicule pour qu’elles n’agissent pas de la même façon, au gré du hasard. Cela faisait apparaître et disparaître l’image, et il y avait des moments inattendus et très beaux. Pour revenir à la pochette de l’EP, en dernier lieu, nous avons scanné la gravure et l’avons mêlée à l’image issue du clip en retouchant les couleurs.

Pour le visuel me représentant, je me suis beaucoup demandée ce que j’avais envie de proposer comme image. Je n’étais pas forcément à l’aise avec l’idée de poser pour une photo, ou de mettre une photo de moi en avant. Je trouvais que ça ne correspondait pas à ma démarche musicale. J’ai voulu trouver quelque chose qui me ressemblerait dans la manière de faire plus que dans l’image elle-même. De la même manière que je joue quasiment tous les instruments du disque et que je « fabrique » beaucoup les choses, dans le côté artisanal du terme, je voulais trouver une image que j’aurais fabriquée. J’ai donc utilisé une photo faite à la webcam dont j’aimais bien le mouvement et ce qu’elle dégageait. On l’a ensuite retravaillée.

Pour le clip de « Encore », j’ai travaillé avec la réalisatrice Marine Longuet. Elle suit ce que je fais depuis longtemps et avait déjà réalisé un petit teaser pour la sortie de l’EP. J’adore son univers, elle a mille idées par seconde et elle saisit très bien l’endroit où j’ai envie d’être.
Là, récemment, comme j’ai joué trois fois à La Manufacture Chanson cet automne, j’ai eu envie de faire des teasers pour chacun des concerts. Je les monte moi-même, en déclinant un plan d’un concert de fin de résidence. Ça m’amuse de faire ça, et puis ça fait vivre les chansons différemment et ça me donne des idées en retour.

  • Venons-en à « Oiseau ». Comment s’est déroulée la composition de ce très bel EP ? Comment sont venues tes idées créatrices, l’agencement des titres, les mélodies ?

« Encore » est venue tout au début. C’est la première chanson qui se trouvait à l’endroit exact où je voulais être. J’avais enregistré des bruits d’oiseaux au Brésil et le métro à Hong-Kong. J’ai fabriqué une boucle avec les oiseaux et la guitare, et le chant est venu se poser naturellement dessus. Ça s’est fait assez facilement et je me suis dit « ça y est, c’est ça, c’est cette chanson-là que je cherchais ».
Cette chanson représente bien la manière dont je travaille. J’essaie plein de choses, avec mes instruments et avec des sons que j’ai enregistrés, et je garde tous ces essais comme des mémos. Et puis, à un moment, je reviens un peu plus souvent à l’un d’entre eux et je me dis que peut-être celui-ci peut amener à une chanson. Alors je continue à chercher, je triture la matière dans tous les sens, jusqu’à ce que la direction se dessine, jusqu’à ce que l’élément principal qui va faire l’esprit de la chanson s’impose. D’ailleurs, généralement, quand je bloque à un moment de la composition, je reviens au tout début, à ce qui me plaisait à l’origine, à pourquoi cela m’inspirait. Quand j’ai trouvé ça, j’improvise à la voix, je crée la mélodie. Les paroles viennent en dernier.

J’aime beaucoup ce qui évoque la fable ou le conte, comme dans « Moissonner » ou « Sirène ». Des histoires intemporelles, sans âge. Pour « Moissonner », par exemple, je voulais mélanger une mélodie et une harmonie qui sonne « médiévale », mais avec un arrangement électronique. J’aime bien les mélodies qui évoquent des chansons populaires, des ritournelles, comme si on les avait déjà entendues étant enfant.

J’ai choisi assez vite les morceaux de l’EP. « Dolls », « Encore » et « Moissonner » se sont imposées rapidement. « Nuit » et « Sirène » étaient des morceaux plus récents qui avaient des moods un peu différents. « Solitary Star » est venue ponctuer le disque, comme une conclusion ouverte.

  • Les titres qui constituent ce disque sont comme des paysages dont les formes sont en mouvement constant, ou comme des peintures qui semblent se mouvoir. Est-ce quelque chose que tu as à l’esprit quand tu crées ta musique ?

Oui, j’aime beaucoup l’idée d’évolution, d’une ligne tendue autour de laquelle les éléments fluctuent. Ça peut être un rythme, une note tenue, un pattern qui se répète. Le moindre changement devient alors un événement. Et effectivement, on pourrait comparer ça à un paysage mouvant. L’univers est là mais tout évolue toujours, avec peu de choses, sans cesse. A la fin des concerts, j’ai souvent comme retour que ma musique provoque beaucoup d’images dans la tête des gens. J’essaie que chacun se fasse ses couleurs, ses impressions, ses sensations, ses émotions. C’est ce que permettent ces chansons et ces textes, qui sont ouverts et imagés.

  • Ton chant est lui aussi très intense, bien que ta voix soit douce et posée. Comment envisages-tu l’exercice de la voix en général, et sur tes créations en particulier ?

La voix est le dernier instrument auquel je suis venue, et j’ai mis un peu de temps à l’apprivoiser et à le connaître. J’adore travailler la voix, je trouve passionnant tout ce qu’on peut faire avec et comment elle est liée au corps, aux émotions. Paradoxalement, sur mes chansons, j’ai un chant très droit. J’utilise peu d’effet, je ne lui donne pas de timbre particulier. Mais je pense que c’est cette sobriété, couplée au fait que j’ai une voix assez claire, qui donne cette intensité ; peut-être le fait qu’on ne sente pas de distance, de protection.

Après, le choix des tonalités est très important, car la voix ne sonne pas pareil sur toute sa tessiture. « Moissonner », par exemple, est une chanson que j’ai remontée d’un ton au moment de l’enregistrer. Cela m’obligeait à aller chercher des notes dans les aigus qui me demandaient plus d’efforts et la voix n’est plus la même à cette hauteur-là. On est obligé d’être beaucoup plus engagé avec le corps et le souffle et cela s’entend. Donc, c’est vrai qu’au moment de la composition, en fonction de ce que je veux faire passer, je ne vais pas utiliser ma voix de la même manière.

  • Comment se déroule l’interprétation de tes chansons en concert ? Comment parviens-tu à retranscrire leur complexité ?

Je me suis beaucoup posé la question du live. Jouer seule ou en trio, boucler, retranscrire tous les arrangements des morceaux ou non. J’ai essayé beaucoup de choses sur les deux dernières années, et je crois que j’ai compris tout récemment où était l’enjeu de mes chansons sur scène.

Je ne voulais pas travailler à partir de boucles systématiquement, donc j’essaie de dégager ce qui est important dans chaque chanson, ce qui fait que chacune fonctionne. Et je pars de là. Même si certaines chansons peuvent paraître complexes à l’écoute, elles sont souvent assez minimales. Il y a peu d’instruments, peu de pistes et un élément principal sur lequel est construite la chanson et sur lequel l’interprétation live va s’appuyer.

Mais aussi, et c’est ça que j’ai trouvé récemment, j’aime bien l’idée d’être dans mon laboratoire sur scène, de montrer comment les chansons se construisent. Certaines chansons minimalistes dans leur arrangement permettent ça : donner à visualiser leur construction sur scène. Et c’est une dimension importante pour moi. Car j’avais envie de trouver un équivalent à ma manière de composer, retranscrire cet aspect de fabrication, avec les différents instruments. Je me suis aussi ménagée des parties improvisées qui me permettent d’être vraiment dans la chanson au moment où elle se recrée. Voilà, c’est ça qui m’intéresse je pense, ce double aspect de poésie et de laboratoire.

Et puis, dorénavant, François Gueurce, qui a enregistré et mixé « Oiseau », m’accompagne en sonorisant les concerts. Comme il connaît parfaitement le projet et les chansons, il fait un travail de son et de suivi en live très précis et très fin. Au fur et à mesure, sa présence s’est avérée indispensable pour finaliser la proposition musicale scénique.

  • Dans ta biographie, il est question d’une « pièce à musique » dans laquelle tu te réfugies pour créer. Est-ce un besoin vital d’avoir cet espace particulier pour trouver l’inspiration ? Et ainsi, comment appréhendes-tu le fait de les offrir sur scène et sur disque ?

Oui, j’ai toujours eu besoin de cet espace-là. J’ai besoin d’avoir les quelques livres auxquels je tiens, des images de référence. Certaines sont là depuis des années. Ce sont des images qui m’évoquent quelque chose d’assez indéfinissable, mais que je trouve inspirant. Il y a cette image d’une femme qui semble être russe avec une toque et un regard mystérieux. C’est un regard dont on ne sait rien mais sur lequel on peut tout projeter, imaginer, et qui laisse partir l’imaginaire.

Après, cette chambre à musique est aussi cet espace intime ou je peux tout essayer. Un lieu où je cherche, où je ne me censure pas et où je peux bricoler, expérimenter ; c’est ça qui est important. J’ai besoin de temps pour revenir aux choses, reprendre une chanson, la laisser reposer, et cette pièce-là me le permet.

Mais je ne trouve pas difficile de sortir de la pièce pour les donner à entendre sur scène ou sur disque. Car, pour moi, c’est toujours la finalité, le fait de les donner à écouter.

  • Quels ont été les retours, de la presse comme du public, que tu as eus après la sortie de ton EP et durant tes concerts ? Certains ont-ils été plus précieux que d’autres ?

J’ai de très beaux retours sur le disque qui m’ont énormément touchée. Que ce soit de la presse ou du public, j’ai senti que beaucoup de personnes avaient sincèrement été happés, émus par le disque. Ce sont des réactions qui ont été très importantes, surtout après une phase de travail solitaire.

Certains retours en particulier ont été précieux : une personne qui avait précommandé le disque m’en a redemandé un après l’avoir écouté, disant que c’était important d’avoir des chansons comme ça, qui font rêver et font du bien. Ce sont des retours qui marquent, l’idée d’une certaine utilité de la musique pour apaiser, apporter quelque chose d’agréable. A l’issue des concerts, souvent, on me dit qu’on les a transportés ailleurs, et c’est ce que j’essaie de faire. D’offrir une bulle d’autre chose, une bulle où l’on peut divaguer, s’échapper de la réalité.

  • Quels sont tes projets dans les mois à venir ?

Après avoir consacré ces derniers mois à travailler mon live, j’ai envie de repasser un peu de temps sur la composition et l’expérimentation. J’ai bien sûr de nouvelles chansons que je joue déjà sur scène, mais j’aimerais les enregistrer pour peut-être proposer un second EP courant 2017. Je n’ai pas forcément envie d’un disque sous forme de CD, mais plutôt d’un objet, avec un lien de téléchargement, et je réfléchis à quelle forme il pourrait prendre.

  • Souhaites-tu ajouter autre chose ?

« Si je montre la lune et que je joue bien, le public ne percevra plus mon existence.»
C’est une phrase de Yoshi Oida, un acteur qui a écrit deux ouvrages sur l’interprétation, dont « L’Acteur flottant ». C’est l’idée selon laquelle le public ne doit pas voir le geste qui montre la lune, mais la lune elle-même. J’aime beaucoup cette idée.


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Raphaël Duprez

En quête constante de découvertes, de surprises et d'artistes passionnés et passionnants.