[LP] Jóhann Jóhannsson – Orphée

Les ténèbres ont eu raison de lui. En défiant l’accord insidieux passé avec Hadès, le poète et musicien Orphée perdit pour toujours sa bien-aimée Eurydice dans les dédales des Enfers. La condition d’Hadès était pourtant claire : il ne devait pas se retourner vers elle le temps de sa traversée. Lorsqu’il vit poindre enfin la lumière du jour, n’entendant aucun bruit et se méfiant peu des promesses du sombre monarque, Orphée se retourna pour s’assurer si sa bien-aimée était toujours derrière lui. Mais ce seul coup d’œil fut fatal. Aujourd’hui, le « Orphée » de Jóhann Jóhannsson suit le même cheminement de l’obscurité vers la lumière et juxtapose la transgression du héros mythologique à la création artistique. Et avant tout, au-delà des intentions intellectuelles, « Orphée » est une série de morceaux d’une infinie beauté noire, suivant pas à pas le talent du compositeur connu pour ses immersions mentales et ses envolées lyriques.

Jóhann Jóhannsson - Orphée

D’Ovide jusqu’à Jean Cocteau, « Orphée » a suscité – et suscite encore – beaucoup d’intérêt dans les œuvres artistiques et se soumet à plusieurs niveaux d’interprétations : la mort, la renaissance, le changement et la nature éphémère de la mémoire. Tant de symboles qui font d’Orphée une figure emblématique de la mythologie grecque. Mais par-dessus tout, dans la tête bouillonnante de Jóhann Jóhannsson, le mythe d’Orphée est lu comme une métaphore de la création artistique par transgression, autrement dit du non-respect des lois et des codes qui peuvent régir la musique. Par ce postulat de départ, le compositeur décline avec « Orphée » une palette sonore très variée. On y retrouve des éléments acoustiques et électroniques, en incorporant ici et là des messages énigmatiques (dits « sibyllins ») de « stations de nombres » sur des genres d’ondes de radiodiffusion. Les facettes antérieures de Jóhannsson se côtoient ainsi pour former un ballet métaphysique regroupant de la musique pour violoncelle solo (« A Deal With Chaos »), pour orgue (« The Drowned World »), pour quatuor à cordes (« De Luce et Umbra »), pour orchestre à cordes (« A Song For Europa ») et pour voix a cappella (« Orphic Hymn »).

« « Orphée » tourne pour moi autour de l’idée du changement : changer de ville, abandonner une existence passée à Copenhague et construire une nouvelle vie à Berlin – c’est aussi la mort d’anciennes relations et la naissance de nouvelles. Mon parcours personnel est peut-être l’une des raisons pour lesquelles j’ai été attiré par le mythe orphique, qui traite essentiellement de changement, d’instabilité, de mort, de renaissance, de la nature insaisissable de la beauté et de sa relation parfois épineuse avec l’artiste. Ce disque, mon premier album solo depuis 6 ans, est une réflexion indirecte sur un changement. » Qu’ajouter de plus ? « Orphée » est le cheminement cathartique de son auteur, et parce qu’il est constamment en train de composer pour les autres (en grande partie pour le cinéma), Jóhannsson avait certainement besoin de se retrouver dans une œuvre intime, où ses problèmes pouvaient se muter à leur aise.

Cet album réconcilie l’écriture orchestrale et vocale avec divers styles qui l’ont influencé, de la musique baroque à la musique électronique et minimaliste. Si des éléments narratifs sont le plus souvent à l’origine des œuvres de l’auteur (autrement dit les bandes originales pour des films tels que « Sicario » et « Arrival » de Denis Villeneuve, ou encore « Une merveilleuse histoire du temps » de James Marsch qui lui a valu le Golden Globes de la « Meilleure musique de film »), « Orphée » est né d’un processus complètement différent, comme il l’explique : « La musique est arrivée lentement et a semblé disposée à attendre de découvrir sa propre nature. Nombreux sont les morceaux qui ont une énergie harmonique ascendante. J’ai passé beaucoup de temps à créer différentes versions et variations de ces thèmes. Au cours d’une longue gestation de plusieurs années, ils ont lentement subi une mutation, se sont transformés et ont donné naissance aux morceaux indépendants du disque. »

Mais plus que tout, parce que tout l’esprit de l’album est concentré dans ce mythe, « Orphée » prend tout son sens dans sa fin sur le dernier morceau, morceau qui reste à ce jour une expérience inédite pour son auteur. En se basant sur la version que donne Ovide du mythe d’Orphée dans « Les Métamorphoses », et sur le film « Orphée » de Jean Cocteau où l’on voit l’acteur Jean Marais en Orphée moderne écouter obsessionnellement des messages cryptiques qui sortent de la radio d’une Rolls-Royce, « Orphic Hymn » offre une plongée énigmatique et une approche revisitée du mythe : « Ces messages lui semblent une poésie d’avant-garde étrange et répétitive », explique Jóhannsson en parlant de personnage orphique de Jean Marais. « Ils m’ont fait penser aux mystérieuses « stations de nombres » qui diffusaient des messages codés pendant la guerre froide et continuent d’être utilisées par les agences de renseignement, semble-t-il. En hommage à Cocteau et à ma nouvelle ville de résidence – où le Mur séparait les ennemies de la guerre froide –, j’ai commencé à incorporer dans ma musique des enregistrements de ces étranges messages sur ondes courtes, listes énigmatiques de nombres, de lettres et de mots codés. » Cette ambiance ésotérique qui parcourt tout album n’est, en effet, pas anodine. Elle découle de six années de réflexion, de branlements d’idées et de lectures approfondies, d’une acuité intellectuelle et d’un doux et riche hommage à la culture personnelle et foisonnante du compositeur. Si Ovide a choisi la poésie et Jean Cocteau le cinéma, alors Jóhann Jóhannsson a choisi la musique pour célébrer la passion de ce héros. Et comme fut le jeu de sa lyre, « Orphée » est absolument ensorcelant.

crédit : Jónatan Grétarsson
crédit : Jónatan Grétarsson

« Orphée » de Jóhann Jóhannsson est disponible depuis le 16 septembre 2016 chez Deutsche Grammophon.


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Julien Catala

chroniqueur mélomane, amoureux des échanges créés autour de la musique indépendante