[Live] Tindersticks et Bertrand Belin aux Nuits de Fourvière

Notre immersion dans l’édition 2016 des Nuits de Fourvière prenait fin un dimanche de juillet, assis dans la fosse aménagée au niveau de la scène du plus petit des amphithéâtres romains du site, l’Odéon. Une ambiance rare et précieuse, intimiste pour une soirée de toute beauté et en deux temps : d’abord avec la prose heurtée, presque maladive du théâtral Bertrand Belin, puis avec l’exceptionnel concert que nous a offert Tindersticks.

crédit : Neil Fraser
crédit : Neil Fraser

Le jour décline à peine lorsque nous arrivons sur place ce 24 juillet 2016, et première surprise, nous sommes dirigés non pas vers l’habituel Grand Amphithéâtre romain, mais vers son petit frère l’Odéon. Une grande première pour nous, qui sur le coup nous fait craindre un concert déserté et recalé d’urgence dans le petit amphithéâtre pour cacher la misère. Il n’en est rien, le concert était bel et bien prévu ici et l’endroit est vite comble. Luxe suprême, la fosse est assise à même le sol sur une espèce de tapis noir, au même niveau que les musiciens. On ne pourrait rêver mieux en termes de proximité. Bertrand Belin prend donc rapidement possession de la scène avec ses musiciens, possédant chacun un look assez particulier qui contraste avec celui, particulièrement débraillé, du chanteur hexagonal.  Son concert peut dérouter si l’on n’est pas familier à son univers, assez particulier. Les textes sont beaux, sombres et tourmentés, leur déclamation théâtrale et erratique, parfois obnubilée. Belin bute sur les mots, bégaie, divague, entre et sort de son personnage pour prendre à partie le public, parfois au sein même d’une chanson, ce qui crée une frontière extrêmement poreuse entre le temps de ses récits chantés et celui du concert, comme une matière musicale perpétuellement en évolution. À ses côtés, ses musiciens délivrent une musique singulière, où les instruments traditionnels d’une formation pop on peut plus classique (piano, guitare, basse, batterie) s’enferment dans des ritournelles vénéneuses et plus complexes qu’il n’y paraît, un peu comme si Swans s’était mis à la chanson française. Quelques moments instrumentaux atteignent ainsi de beaux et fiévreux sommets d’intensité, tout en restant dans une certaine décontraction, voire une certaine douceur qui n’en est que plus insidieuse. Belin lui, erre sur scène, harangue la foule de ses textes obscurs et vaguement dépressifs, devant un public plutôt connaisseur et très réceptif. Sa performance frise parfois la pose complaisante, mais c’est bien la sincérité artistique qui l’emporte au final, bien renforcée par l’alchimie évidente entre le chanteur-guitariste (par ailleurs plutôt doué pour tirer de son instrument des sons assez géniaux) et ses musiciens, qu’il présente avec tout l’humour pince-sans-rire de dandy destroy qui le caractérise. Mention spéciale à la batteuse Tatiana Mladenovitch, d’une belle précision métronomique, surtout lors d’un audacieux morceau final qui commence à la boîte à rythme et finit en motorik du plus bel effet. Forcément un verbe aussi amer et une musique aussi audacieuse attirent d’inévitables comparaisons entre le chanteur et quelques-uns de ses prédécesseurs, sinon modèles, que sont Gainsbourg et Bashung, pour ne citer qu’eux. Mais l’étoile Belin n’a nul besoin de comparses ou de constellation, elle brille de son éclat distinctif presque aussi noire que la nuit qui s’apprête à tomber.

L’obscurité était particulièrement propice à l’ambiance tamisée du concert de Tindersticks, le groupe de Nottingham, qui a sorti onze albums en vingt-trois ans, mais qui est surtout connu en France pour les bandes originales des films de Claire Denis, va nous exécuter une prestation parfaite, seulement perturbée par un spectateur un peu sans-gêne qui rompra le silence religieux du public à des moments pas forcément idéaux, s’attirant l’ire silencieuses des spectateurs assis dans la fosse. La première chose qui frappe, après « Follow Me », l’intro instrumentale du dernier album « The Waiting Room », c’est la perfection sonore du mixage. La formation est plutôt ample, avec une section de cuivres, des percussions et des chœurs occasionnels en plus du classique combo claviers / batterie / basse / guitares, mais le moindre cliquetis est parfaitement perceptible, le plus petit soupir du chanteur Stuart Staples, et ce dès la première chanson, « Like Only Lovers Can », qui clôturait ce même album. Le public retient son souffle, en recueillement devant cette collection de chansons fragiles et mélancoliques, sensuelles et comme enveloppées de velours. Il fait bon ce soir d’été, mais la voix suave et parfois cristalline de Staples nous donne la chair de poule, et les arrangements subtils, où chaque note est minutieusement étudiée pour produire son effet, n’aident pas. La musique nous berce, nous enveloppe, nous emprisonne aussi. L’album défile dans le désordre, entrecoupée de morceaux plus anciens systématiquement accueillis par des acclamations enthousiastes des nombreux exégètes présents. Sur « Boobar Come Back To Me », la plainte irrésistible de Staples nous écrase une larme au coin de l’œil. Plus forte encore, c’est une version sépulcrale réduite à un orgue, du chant et quelques notes très discrètes de basse, de batterie feutrée et de saxophone sur la fin de « Hey, Lucinda », tout en finesse et en silence, qui nous emporte loin, très loin. C’est rare de pouvoir admirer un calme aussi souverain, de sentir autant d’oreilles suspendues aux murmures de la musique lors d’un concert. Une certaine forme de tension règne, c’est sûr, mais c’est une tension apaisée. Cette pop romantique, saupoudrée de jazz sombre nous cueille au plus profond de nous, et les crescendos des morceaux font systématiquement mouche. Voilà une musique qui n’a presque pas besoin de paroles pour se faire comprendre, elle rouvre des blessures enfouies mais panse peu à peu les plaies, c’est aussi douloureux que ça nous fait du bien. « We are Dreamers ! » joue la carte d’un optimisme à peine cynique ou désabusé, mais le concert ne sombre jamais complètement dans le marasme grâce à l’opulence discrète des arrangements.

Nous repartons de ce merveilleux concert comme un peu engourdis malgré la chaleur estivale, grisés par un doux poison qui agit comme un baume, et avec l’impression d’avoir partagé quelque chose de grand et d’intime avec de parfaits inconnus. Une des plus belles soirées des Nuits de Fourvière 2016, en somme.


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Maxime Antoine

cinéphile lyonnais passionné de musique