[Interview] Frank Loriou, photographe et graphiste

La carrière de Frank Loriou est à l’image de sa créativité ; débordante ! Photographe et graphiste émérite, fidèle collaborateur de la revue Rock & Folk dont il réalise les unes depuis plus de quinze ans, son travail se retrouve également sur de nombreuses pochettes et portraits de référence de la grande chanson française (Dominique A, Jean-Louis Murat, Yann Tiersen, Juliette). En toute modestie, Frank Loriou revient avec nous sur son parcours d’artisan, en constante réflexion sur la meilleure manière de défendre, avec un amour intact et une curiosité insatiable, la création d’autrui, en mettant ses talents à son service. L’occasion rêvée d’ouvrir cet échange aux notions de fidélité et de patience. Une discussion précieuse avec un homme sage.

Autoportrait
Autoportrait – crédit : Frank Loriou
  • Bonjour Frank ! Tu es à la fois photographe et graphiste. Je serai même tenté de parler de typographe, tant ton travail est bien souvent marqué autant par les images que tu captures que par leur association à une identité graphique et textuelle. Peux-tu me parler de ces différentes compétences artistiques que tu valorises dans ton quotidien d’artiste et d’artisan ?

J’ai été graphiste avant d’être photographe, ou plus exactement, avant de m’autoriser à l’être. J’attache beaucoup d’importance à la typographie, fasciné par le travail des anglo-saxons notamment, comme Vaughan Oliver ou Neville Brody, dont le travail typographique seul suffit à faire une sublime pochette, sans qu’il soit forcément besoin d’y ajouter une image. À mon modeste niveau, j’essaie de retrouver un peu de leur démarche, et que la typographie soit aussi signifiante que l’image qui l’accompagne.

  • À quoi ressemble d’ailleurs ton quotidien ? La routine a-t-elle lieu de s’installer dans un métier comme le tien ?

Je ne pense pas que ce soit possible… Chaque album est une aventure en soi, avec ses enthousiasmes, ses émotions, ses rebondissements, ses rencontres, ses échanges, les risques qu’il faut savoir prendre, et les compromis qu’il faut savoir faire aussi parfois… De vraies histoires d’amour, en quelque sorte. Avec une très forte implication. On est bien loin de la routine, dans tout cela.

Ibeyi (2015) - crédit : Frank Loriou
Ibeyi (2015) – crédit : Frank Loriou
  • Revenons aux origines de ton activité. Quand et comment as-tu commencé ? Quel a été le déclic ?

J’ai arrêté mes études très tôt, et j’ai fait ensuite pas mal de métiers. Vendeur en librairie, notamment, puis une dizaine d’années dans l’imprimerie en tant que photograveur et maquettiste. La musique a toujours eu une place capitale dans ma vie, et j’ai vite essayé de mêler les deux, pour finalement y trouver ma place par le biais de l’image. J’ai été responsable du service graphique du label Virgin à la fin des années 90, des années très excitantes, où j’ai eu l’occasion de travailler avec Air, Daft Punk et tant d’autres. J’y ai fait mes premières pochettes pour Yann Tiersen, Manu Chao, Jean-Louis Murat, Les Innocents… Un rêve d’adolescent se réalisait.

"Clandestino" de Manu Chao (1998) - crédit : Youri Lenquette (photographie) et Frank Loriou (graphisme)
« Clandestino » de Manu Chao (1998) – crédit : Youri Lenquette (photographie) et Frank Loriou (graphisme)
  • Je devine dans ton travail un intérêt partagé pour le numérique et l’argentique : les possibilités de l’un rejoignent le charme esthétique de l’autre. Qu’en dis-tu ?

Mon intérêt n’est pas du tout partagé. Je ne travaille en numérique que sous la contrainte… Et assez rarement. La quasi-totalité de mes séances se font en argentique moyen-format essentiellement. C’est la seule technique qui me procure de vraies sensations photographiques : j’aime le grain, les flous, les accidents, le danger, la surprise, et l’argentique m’offre tout cela. Et à une époque de surabondance d’images, j’aime la rareté qu’induit le moyen format, avec ses pellicules douze poses. On prend le temps de cadrer, d’attendre, de chercher, on déclenche peu, mais toujours avec une forte conviction que le moment est juste et précieux. Les sujets photographiés le ressentent aussi je crois, et souvent s’installe une gravité, une émotion, qui sont les moteurs de ma photographie.

Jeanne Cherhal (2013) - crédit : Frank Loriou
Jeanne Cherhal (2013) – crédit : Frank Loriou
  • Parmi tes clients, on peut trouver le magazine Rock & Folk dont tu es le directeur artistique de toutes les Unes depuis 1999, et de nombreux labels, majors comme indépendants, d’Universal à At(h)ome, qui font appel à tes nombreux talents. Il y a derrière toutes ces collaborations une idée qui revient : celle de la fidélité…

La fidélité de Philippe Manœuvre à mon égard est sans faille, puisqu’il me confie la création de la couverture chaque mois depuis 1999. C’est un grand honneur, pour moi qui couvrait les murs de ma chambre de photos d’artistes découpées dans ce journal, en mes vertes années. La fidélité des labels est plus aléatoire, il y a souvent des périodes de collaboration intense, qui s’étiolent à un moment, et sont remplacées par d’autres. Mais certains chefs de produits sont eux vraiment fidèles, et s’installent de vraies relations de travail et d’amitié, d’harmonie artistique, quand on a la chance de se comprendre, de parler le même langage, et de faire ce métier pour les mêmes raisons et avec la même exigence.

Rock & Folk n°586 – juin 2016 – graphisme : Frank Loriou
  • Ton travail de graphiste passe par des collaborations avec d’autres photographes ; peux-tu me parler de ces œuvres réalisées en binôme ?

Par le passé, j’ai développé de vrais binômes avec plusieurs photographes, comme Richard Dumas, Sylvain Gripoix, Grégoire Alexandre… J’ai réalisé de nombreuses pochettes avec Richard, particulièrement, dont j’estime tant le talent et la singularité, et qui correspond tellement à ma vision de la photographie, qu’il a contribué à former, d’ailleurs… J’ai beaucoup appris de lui en termes d’approche artistique. C’est un grand portraitiste, que j’admire énormément.

"Mandarine" des Innocents (2015) - crédit : Richard Dumas (photographie) et Frank Loriou (graphisme)
« Mandarine » des Innocents (2015) – crédit : Richard Dumas (photographie) et Frank Loriou (graphisme)
  • Quelques noms sont récurrents du côté des photographes : Richard Dumas comme tu l’as dit, mais également Jean-Baptiste Mondino et Micky Clément. Peux-tu me parler d’eux ?

J’adore travailler sur les images de Jean-Baptiste Mondino, qui sont toujours très fortes, avec une vraie intention, tant visuellement que conceptuellement. L’homme est d’une humilité rare, dont beaucoup de jeunes photographes pourraient s’inspirer. Il a sur chaque projet un enthousiasme et une fraîcheur qui impressionnent. La marque des grands, probablement… J’ai travaillé avec Micky Clément à deux reprises, un peu par hasard, et j’aime beaucoup son travail également, notamment la pochette du nouvel album d’Emily Loizeau, dont je suis très fier.

Emily Loizeau - Mona
« Mona » d’Emily Loizeau (2016) – crédit : Micky Clément (photographie) et Frank Loriou (graphisme)
  • Côté artistes également : avec Dominique A, Jean-Louis Murat ou Robi, on retrouve cette idée de rendez-vous, de retrouvailles. Raconter un projet à plusieurs périodes de sa vie, c’est quelque chose que tu aimes proposer à travers tes photographies ?

Oui, j’ai le privilège de vivre des histoires au long cours avec pas mal d’artistes. Yann Tiersen, le premier, m’a confié la quasi-totalité de ses pochettes pendant quinze années, jusqu’à l’album « Skyline » ; Dominique A également, mais aussi Arthur H, Thomas Fersen, Juliette, JP Nataf, et tant d’autres. Et bien sûr, Jean-Louis Murat, avec qui j’entretiens une relation étroite, et dont l’approche poétique et aventureuse en image est très inspirante. Ce n’est pas d’ailleurs par un hasard s’il peint et s’est beaucoup photographié lui-même.

Dominique A (2011) - crédit : Frank Loriou
Dominique A (2011) – crédit : Frank Loriou

Aujourd’hui, de belles histoires se nouent avec de jeunes artistes, comme Robi, dont j’ai aimé la musique jusqu’à être co-producteur de ses deux premiers albums, à titre tout à fait exceptionnel ! Et Baptiste W. Hamon, par exemple, que j’avais remarqué assez tôt, et dont j’ai fait les deux premiers EP, puis le premier album qui vient de sortir et qui reçoit un très bel accueil. Pour ne citer qu’eux.

Robi (2012) - crédit : Frank Loriou
Robi (2012) – crédit : Frank Loriou

Travailler sur plusieurs albums consécutifs, ou parfois presque toute la discographie d’un artiste, est une chance, mais aussi une grande responsabilité. Cela oblige à retrouver chaque fois un regard neuf, ne pas laisser s’installer une quelconque habitude. Que chaque fois soit comme la première, et comme la dernière.

  • Peux-tu me parler des rencontres marquantes dans ton métier ?

Sans démagogie aucune, chaque rencontre est marquante, et chaque album est l’occasion de (très) bien se connaître, on n’en sort jamais indemne, ni sans avoir tissé des liens assez intimes. J’ai la chance de travailler avec de très fortes personnalités, avec qui j’aime partager sur bien d’autres sujets que la musique, et vivre de vrais moments. Que ce soit avec Yann Tiersen sur l’île de Ouessant, Jean-Louis Murat sur ses terres auvergnates ou Manu Chao à Barcelone, des liens se tissent au-delà de l’artistique, de vraies relations humaines. C’est aussi ce que je découvre d’eux dans ces moments que j’essaie de laisser transparaître ensuite dans les images, sans trahir ni leur pudeur, ni leur intimité, jamais.

Jean-Louis Murat (2015) - crédit : Frank Loriou
Jean-Louis Murat (2015) – crédit : Frank Loriou
  • Comment développes-tu une vision qui t’est propre et comment inscris-tu l’identité d’une œuvre musicale et en mouvement dans une œuvre graphique et figée ?

Deux questions en une, non ?
Je développe une vision qui m’est propre en essayant d’être à l’écoute de ce qui m’émeut personnellement, d’être au cœur de mes valeurs, humaines et artistiques, tout en me perdant le plus possible dans l’univers de l’autre.
Ça ne date pas d’aujourd’hui que les œuvres musicales soient représentées par des œuvres graphiques figées, cela ne me semble pas être contradictoire. L’œuvre musicale est un peu l’enfant de l’artiste, auquel nous avons la lourde responsabilité de donner un visage, unique et singulier. Mais les choses se font finalement très naturellement…

Arman Méliès (2015) - crédit : Frank Loriou
Arman Méliès (2015) – crédit : Frank Loriou
  • Tu as photographié dernièrement Maissiat, Katel et IGIT. Comment construis-tu ces univers à leur image ? Te laisses-tu guider par leurs idées, ou es-tu plutôt l’architecte de ces images ?

Chaque album est une aventure différente, avec des chemins différents. Souvent, il est l’écho de ce que l’artiste a vécu d’intime, de marquant, dans les mois qui précédaient, qui a fortement influencé et inspiré les compositions. Et il correspond à une étape précise artistiquement, un cap qu’il faut passer, dépasser, ensemble. L’image se doit d’être le reflet de tout cela, de donner des clés pour aborder l’écoute de la façon la plus juste possible, de sublimer le réel, apporter un supplément de rêve, de fantasme, de magie, de poésie. Et donner une couleur à la musique.

Baptiste W. Hamon (2015) - crédit : Frank Loriou
Baptiste W. Hamon (2015) – crédit : Frank Loriou

Les artistes arrivent avec, souvent, une matière de départ, que je canalise, que je développe, dans le dialogue, et à laquelle j’apporte ma propre matière, mes propres émotions, mon propre univers, et un regard neuf, un peu plus distancié. Quand on se retrouve avec Maissiat sur la plage qu’elle fréquentait enfant, il se produit quelque chose qui va au-delà d’une simple session photo. La rencontre entre l’intime et l’artistique crée une émotion qui souvent se perçoit dans les images.

Maissiat (2015) - crédit : Frank Loriou
Maissiat (2015) – crédit : Frank Loriou
  • Le monde de la photographie n’a de cesse d’évoluer, une mutation que l’ère numérique a même grandement contribué à accentuer et accélérer. Être photographe en 2016, c’est remettre en question son travail, ses approches en s’ouvrant aux nouvelles possibilités offertes par la photographie moderne ? Ou, au contraire, refuser certains outils au profit d’une créativité sans guide ?

Même réponse que précédemment. Je refuse les diktats de l’époque ou de la technologie, j’essaie d’être à l’écoute de moi-même, et de me créer des contraintes, comme l’argentique, qui m’obligent à faire plus avec moins. De cultiver la rareté, de donner du temps au temps.

  • L’exposition de tes photographies est une forme de reconnaissance de ton travail. Tu présentes en ce moment une sélection de tes œuvres jusqu’à la mi-juillet, au Café de la Danse à Paris. Exposer, c’est finalement donner un nouveau cadre à tes œuvres, les sortir du contexte d’une commande ?

Ce n’est pas un aboutissement en soi. La vraie reconnaissance est l’émotion ou l’enthousiasme de l’artiste lorsqu’il découvre les images, lorsqu’il se découvre à travers les images, lorsque j’ai le sentiment d’avoir saisi quelque chose qui lui en apprend sur lui-même. Néanmoins, j’ai beaucoup de plaisir à exposer lorsque l’on me le demande, et à faire sortir mes images, c’est vrai, d’une logique de commande, pour entrer dans une logique « d’œuvre » artistique personnelle. Cela me permet également de montrer des images qui me sont chères et qui n’ont pas forcément été dévoilées. Et redécouvrir mon propre travail, presque en spectateur.

Aline (2011) - crédit : Frank Loriou
Aline (2011) – crédit : Frank Loriou
  • Avoir son travail sur la pochette d’un artiste, ne serait-ce pas également une autre forme d’exposition, plus universelle ?

Bien sûr. La pochette de disque est un art populaire, et il y a souvent plusieurs niveaux de lecture dans une image, en fonction de la culture de chacun. J’essaie que mes pochettes puissent plaire au public le plus pointu et le plus exigeant, sans qu’un public plus large s’en sente exclu pour autant. Qu’elles aient quelque chose d’universel.

  • À côté de cette exposition parisienne, quelles sont tes autres actualités et sur quels projets travailles-tu, si ce n’est pas secret ?

J’exposerai dans l’espace VIP du Festival Fnac Live en juillet à Paris, ainsi que dans différentes galeries Fnac à Paris et dans certaines villes de France cet automne. Un bel événement se prépare aussi à la Maison de la Musique de Blaye les Mines, à côté d’Albi, fin septembre. Puis au Studio des Variétés à Paris. Et d’autres projets très excitants sont dans l’air également…

JP Nataf (2006) - crédit : Frank Loriou
JP Nataf (2006) – crédit : Frank Loriou
  • Avant-dernière question : quel regard portes-tu sur l’autoportrait ? Est-ce un exercice auquel tu aimes te prêter ?

Je pratique l’exercice lorsqu’il reste quelques poses sur une pellicule que je dois emmener au laboratoire. Cela m’amuse, mais je ne ressent pas le besoin ou l’envie de travailler sur ma propre personne. Peut être un jour. Mais à l’ère du selfie généralisé, il peut être intéressant de se laisser regarder plutôt que de façonner soi même sa propre image. Et de s’oublier un peu, pour mieux se découvrir, mieux se connaître.

  • Une ultime question : une photo floue peut-elle être une photo réussie ?

Il y a très peu d’images vraiment nettes dans ma production, et certaines vraiment très floues. Mais ne parle-t-on pas de « flou artistique » ?


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Fred Lombard

Fred Lombard

rédacteur en chef curieux et passionné par les musiques actuelles et éclectiques