[Live] Les IndisciplinéEs 2015

Le festival Les indisciplinéEs, dont le poitrail bat fort depuis maintenant dix ans, emmené par une équipe dévouée et soudée, avait à cœur de célébrer son anniversaire comme il se devait.
Ayant comme épicentre la ville de Lorient, concerts, expos, conférences et résidences avaient harmonieusement été planifiés du 7 au 15 novembre derniers dans le pays breton.
Le dernier week-end devait être le point d’orgue du festival, en rassemblant notamment deux superbes plateaux à l’espace Cosmao Dumanoir. Il a imprévisiblement été entaché par le son et le sang de kalachs tenues par une bande de huit ou neuf lâches. Dont le seul point commun avec la musique était la somme de leurs quotients intellectuels ne dépassant pas le chiffre 105, niveau de Db maximal en concert imposé par la législation.

Flavien Berger

Article écrit par Nicolas Nithart et Fred Lombard

indiemusic se devait également d’être de la fête. En venant notamment couvrir pour ses colonnes le vendredi et le samedi soirs (et non le bruit de ces détonations, de ces cris et de ces pleurs qui résonnent encore dans nos têtes).
Nous rigolions même de la date. Un vendredi 13, avec tout ce qu’il comporte de fantasme.
Mais cette date a enfanté un carnage à Paris dont l’onde de choc enveloppera, minute après minute la terre entière, pour la plonger dans l’horreur, la stupéfaction, la compassion et le recueillement.
Ne prions pas pour que cela ne se reproduise plus. Agissons ! Unissons-nous et faisons opposition à tous ceux qui considèrent qu’écouter de la musique ou se détendre à une terrasse de café est un blasphème. La musique est vivante et doit le rester. Elle garde et doit garder la tête haute. Comme celle des artistes admirables de ce vendredi noir, qui sont montés hagards sur scène mais sans défaillir, sans frémir. Avec, peut-être, encore plus de force et de détermination que d’habitude, tandis que Paris commençait à compter ses morts.

La soirée avait donc débuté à Lorient sans soupçonner que les projecteurs allaient être braqués sur l’Orient.
À 21h, c’est un Flavien Berger, plein d’entrain et à l’humour troublant, qui déboule sur scène, tenant à la main, presque hébété, un vase rempli de fleurs fraîchement coupées. Rétrospectivement, un moment fort et prémonitoire. Mais ce petit feu d’artifice de couleurs entre les mains n’est rien d’autre qu’un artifice pour démarrer son 14 juillet de chansons pop électro. Après avoir posé son bouquet côté jardin (normal), Berger nous fait la cour à coup de textes naïfs empruntés et de loops aux synthés qu’il porte visiblement en odeur de sainteté. Car tout est composé, assemblé, synchronisé, imbriqué pour que chaque titre résonne et raisonne encore et encore. Son look de mousquetaire agité sous une moustiquaire illustre chaque chanson et revendique son état de composition scripturale, que l’on devine tout aussi perturbé qu’inspiré. Prince sans rire, Berger lâche des vannes entre deux titres et se laisse emporter dans des abysses musicaux à bord de son sous-marin bleu sous emprise sous-narine. Parfois, cet Alan Vega de la marine se prend pour Presley et nous presse à nous déhancher sur un ersatz électronique de Sweet Mama. « La fête noire » nous bombarde de ses beats, tel un B52’s. Au moins sa planète est-elle claire. Entremêlée de sons live et de boucles qui défrisent, elle est même bordée d’un « Océan Rouge » dans lequel un partenaire particulier aurait trempé les pieds. Et lorsque Flavien Berger boucle la boucle en chantant que le concert est déjà fini, on est encore une fois à mille lieux d’imaginer la portée du dernier titre, « Gravité », qui allait, après ces moments d’insouciance, frapper les festivaliers de plein fouet.

Flavien Berger par Fred Lombard

Lorsque Jain reprend le flambeau quarante minutes plus tard, très peu de personnes dans la salle savent la portée symbolique de ce feu qui est en train de se consumer dans la capitale. Ne laissant rien transparaître, Jain se lance cœur et âme dans un set survitaminé, maîtrisé, synchronisé, dans lequel elle s’accroche coûte que coûte pour ne pas défaillir. La tête bien faite mais certainement remplie ce soir des premières atrocités révélées par les médias, la Lilly Allen française inscrit sa prestation dans un univers calibré par un décor vintage en noir et plomb, qu’elle souligne de sa robe foncée au col Claudine. Femme orchestre, elle papillonne entre les claviers et le devant de la scène, livrant à elle seule le spectacle de son univers musical forgé lors de ses lointains voyages. Petite fille de l’univers, le sien regorge des influences de la rue. Jain se rue et se mue en street girl au rap maniéré, parfois trop précieux. Son assurance et sa maturité éclatent et, le teint écarlate, elle se donne et donne sans compter, riche du crédit d’énergie accumulé au fil de ses à peine vingt-trois ans.
Jamais crispée, parfois crispante, l’indolence de ses titres tranchent avec l’insolence de la performeuse. Toujours tribale mais trop souvent triviale, cette apatride ne le serait-elle pas finalement, d’un point de vue musical ? On pourra lui reprocher son manque de sincérité et d’émotions mais, encore une fois, tout ceci n’était peut-être qu’un mauvais rêve, qu’une mauvaise rave planquée dans une carapace, à l’abri du bal des balles.

Jain par Fred Lombard

Pendant le nouveau changement de plateau, un peu avant minuit, nous recevons un texto stupéfiant d’un collègue parisien. Il nous annonce des morts, des blessés, des explosions, une prise d’otage. On ne panique pas, on est plus choqué et interloqué qu’autre chose. Complètement troublé par ces informations dont on ignore tout. Si l’esprit était jusque-là à la fête, nous sommes désormais dans un état second, soucieux pour nos proches. Et on ne sait définitivement pas ce qu’il se passe.
Dans le public d’ailleurs, les nouvelles ne sont parvenues qu’à quelques festivaliers, et la soirée bat son plein, coupée du monde extérieur.

Il faudra attendre le début du concert d’Ibeyi pour commencer à réaliser, pour mettre des mots sur une triste réalité, ce que les sœurs jumelles Diaz, Lisa-Kaïndé et Naomi viendront annoncer au public avec retenue et précaution. Profondément émues, le concert sera immédiatement dédié aux victimes des attentats, et Lisa-Kaïndé viendra allumer pour le set une bougie en mémoire des disparus. Le concert tourne au ralenti, notre esprit est ici et ailleurs en même temps ; confusion de sollicitude, d’inquiétude, d’émoi et d’incompréhension, comme un brouillard qui ne se dissipe pas.
Alors que le cœur devrait être à la fête, emporté par les voix chaleureuses et unies des deux chanteuses et musiciennes, des questions parcourent sans cesse notre esprit. Entre la nécessité d’en savoir plus, de comprendre, et la peur d’en apprendre davantage, on tente tant bien que mal d’apprécier comme il devrait l’être ce moment de joie et de partage.
Aussi solennel qu’énergique, le projet franco-cubain nous réconforte par ses messages pleins de justesse, d’espérance et de force.
Derrière son clavier, Lisa-Kaïndé, cheveux en boule et frisés, mène le duo avec intuition, rejointe par sa jumelle au cajon ou aux batas. On regrettera presque parfois ces samples électroniques couplés à des sonorités hip-hop, envoyées pour enrichir une instrumentation et des chants quasi traditionnels, qui se suffiraient à eux-mêmes pour porter l’émotion des deux sœurs, des deux voix unies sur « River », « Mama Says » ou le sublime « Faithful ».
Ibeyi nous réservera, comme les projections sublimes en travelling horizontal ou en zoom infini, un voyage visuel et sonore de toute beauté et justesse, apaisant et réconfortant ; de ceux qui nous font peu à peu oublier la dure réalité à cet instant, pour un monde de paix, à même de panser l’âme de ceux qui souffrent. Un concert spirituel, envoûtant, bienfaisant et conciliateur. Salutaire et nécessaire, la larme au coin de l’œil.

Ibeyi par Fred Lombard

Quand Cotton Claw investit la scène aux alentours de deux heures du matin, la quasi-totalité du public est au fait de ce qui s’est passé à Paris. Les smartphones chauffent, les humeurs s’échauffent et les yeux s’embuent, non pas d’avoir trop bu, mais d’avoir trop lu cette actualité qui tombe comme un couperet sur les téléphones. Des portables, souvent hors de portée, devenus le temps d’un soir l’unique ligne de vie – ou de mort – nous reliant à des amis, collègues et autres amoureux de la musique confinés au Bataclan ou fauchés sur la terrasse d’un café.
Le quatuor s’installe devant ses boîtes à rythmes et autres loupeurs, et c’est sans doute avec une certaine peur au ventre qu’ils démarrent leur set sans trop savoir comment tout cela va pouvoir se définir et se finir. Les doigts presque tremblants mais jamais hésitants, les départs sont donnés nerveusement en rythme et en tempo pour tenter de dérider un Espace Cosmao Dumanoir qui n’a d’alerte que celui d’autres attaques potentielles. Les beatmakers s’accrochent à leurs pads avec classe et avec race, imperturbables de sens du rythme, déchaînant leur hip, pour un clubbing réussi presque aussi miraculeux que ceux qui auront réussi à échapper à d’autres rafales. Lilea Narrative, Zo aka La Chauve-Souris, YoggyOne et Zerolex portent avec fierté leur blaze et ne semblent jamais blasés de tenter de finir de distraire une soirée chargée d’une émotion sur laquelle nous n’aurions pas parié. Et c’est tout à leur honneur.

Cotton Claw par Fred Lombard

La soirée du samedi sera finalement annulée, après discussion et hésitations des organisateurs. Un rassemblement le lendemain autour d’un dernier verre entre techniciens et bénévoles, pour pouvoir échanger et s’épancher sur la situation, permettra de se dire qu’on avait tous été très loin de savoir qu’on allait autant trinquer.

Merci une nouvelle fois au festival, à ses techniciens, à ses bénévoles, à ses musiciens, aux partenaires, aux sponsors et à toutes les bonnes âmes qui auront fait vibrer l’anniversaire de ces dix ans, malgré les circonstances.


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Nicolas Nithart

grand voyageur au cœur de la musique depuis plus de 20 ans