[Interview] Hugh Coltman – partie 3

Ne prononcez pas les mots « musique » ou « jazz » devant Hugh Coltman. Ou plutôt, si. Car il vous est assuré une formidable discussion, riche en interactions et références que beaucoup d’étudiants en musicologie envieraient. Car l’homme sait de quoi il parle. No kidding. Ses racines, il les puise dans le dictionnaire de la musique en dix volumes. Et sans le hausser, il nous raconte la troisième partie du making of passionnant de son hommage vibrant au grand Nat King Cole, le noir qui souriait toujours.

Hugh Coltman

  • Ton approche de Nat King Cole est très intéressante. Tu ne racontes pas tout sur lui, mais tu donnes envie de faire plus amplement connaissance avec lui, d’aller plus loin ; notamment dans ces histoires de racisme, de Ku Klux Klan, auprès d’une génération qui ne connaît pas tout cela…

Je ne démarre pas forcément la musique sous un angle intellectuel. J’écoute avant tout un artiste parce que cela me plaît. Mais une fois que je suis touché, il est vrai que je veux en savoir plus. Tu vois, j’adore Sinatra alors que c’était un grooos enculé !
Mais quand il chante «In The Wee Small Hours of The Morning »… Aarrghhh, quand même, c’est quelque chose, même si je n’aime pas le bonhomme. J’ai adoré aussi le film sur Ray Charles, j’ai appris plein de choses sur lui et après j’ai lu plein de bouquins… Toutes ces histoires cachées m’intriguent.

  • Quand tu as enregistré ce disque, pensais-tu vouloir atteindre des auditeurs spécifiques ? Qu’espères-tu du public par rapport à cet album ?

Je crois que, si tu commences à réfléchir comme ça, tu es foutu ! Parce que, du coup, tu vas réfléchir à ce que le public va vouloir… Ce n’est pas ce que j’ai envie de faire, et je ne peux pas faire autrement. Que ce soient les arrangements que j’ai faits pour Nat King Cole ou pour mes chansons, finalement, tu es face à toi-même. Et c’est donc très très dur de se mentir à soi-même. Quand tu commences à proposer de la musique, cela vient de toi et de ta petite guitare. S’il y a une chanson sur laquelle tu bloques, pour laquelle tu penses que c’est de la merde, alors tu passes à autre chose, tu fais des trucs qui te branchent. Et c’est cette éducation musicale-là que j’ai eue. Et si ma musique ne touche pas certaines personnes, ce n’est pas grave ! Quand Gainsbourg sortait ces chefs-d’œuvre dont tout le monde parle maintenant, il vendait que dalle, mais alors que dalle… C’est souvent après que les gens apprennent à découvrir les choses, à les apprécier. En dehors d’un effet de mode ou parce que c’est dans un film.

  • Tu vas emmener ce projet sur scène ?

Sur le retour live, je suis plus que ravi. J’ai aussi fait ce disque surtout grâce à Pascal Pilorget, qui est mon tourneur mais aussi celui de China Moses. Il m’avait dit de le contacter si je voulais faire un disque dans ce registre-là. Et mon ingé son, qui connaît aussi Pascal, lui a régulièrement demandé quand j’allais faire un disque comme celui-là. Tout ça a duré quatre ans, avec des messages tous les six mois pour me rappeler de le faire ! A un moment, alors que je n’avais pas encore enregistré l’album, il m’avait déjà trouvé une dizaine de dates, sur la base de ce que j’avais fait jusque-là dans ma carrière.
On a fait des répèts avec Louis Winsberg, le légendaire guitariste de Sixun, et cela m’a fait énormément plaisir de jouer avec des gens comme lui. Pas simplement pour la technique, parce que ce sont de formidables musiciens ; mais aussi pour la liberté d’expression, qu’on trouve d’ailleurs plus dans le jazz que dans la pop. Les musiciens de pop, c’est leur métier, ils jouent exactement ce qu’il faut pour la chanson avec moins d’espace pour l’improvisation. Mais en jazz, on démarre avec une grille et tout le monde fait un peu ce qu’il veut au milieu. Ce qui peut m’offusquer parfois sur certains disques ; mais quand tu entends Chico Hamilton, le batteur, jouant avec Larry Carlton lorsqu’il avait dix-huit ans… ça tue ! C’est improvisé, mais tout le monde va dans le même sens. Et dans les meilleurs disques de jazz, c’est pareil. Mais, parfois, c’est très dur de trouver ses musiciens, car chacun est dans son monde : avec des capacités jazz, avec des fois effectivement un son un peu plus rock ou qui ont la culture de la chanson, d’accompagner un chanteur. En fait, le plus compliqué a été de trouver la guitare…
Et puis le disque s’est fait en trois jours. On faisait trois-quatre prises et basta. Des fois, il n’y a pas de fin. On arrête la chanson juste parce que le groove s’arrête.

  • Peut-être que, finalement, les plus belles chansons sont celles qui ont été enregistrées dans un esprit live ?

Les Beatles enregistraient de cette manière et ils ajoutaient simplement des couches. Je ne veux pas dire c’était mieux avant, parce que je me fous de la manière dont un disque est fait. J’adore le « Back to Black » d’Amy Winehouse, elle chante dessus magnifiquement bien et c’est très bien arrangé par Mark Ronson. Il a des sons très électroniques mais, au final, le résultat est tout ce qui compte. Après, c’est vrai que j’ai une préférence pour les trucs où on entend un peu la pièce ou les gens. J’adore Snoop Dog alors que tout est dans l’ordi.
Il n’y a pas de chemin unique pour moi.

  • C’est quand même sympa d’entendre une page de la partition qui se tourne ou un craquement de chaussure…

Oui… il y a Paul McCartney qui raconte dans le livre de Geoff Emerick « Here, There and Everywhere: My Life Recording the Music of the Beatles » le fait qu’il avait dit à George Harrison, qui avait raté un solo et qu’il fallait le refaire, que tout était OK et que c’était le meilleur truc qu’il avait fait dans la chanson ! Et ça, c’est une force qu’un musicien peut avoir.

The Beatles par Geoff Emerick

En général, le réalisateur est là pour ça, car le musicien est trop proche de ses chansons. Et par conséquent, il peut y avoir une grosse différence entre ce qui est joué et ce que l’on retrouve sur la bande… Paul McCartney a cette capacité de distance. Réécoute son premier disque solo, « Ram », avec ces chansons si bien ficelées, si bien construites, où il y a de gros jams parce qu’il a envie de lâcher les chevaux. Sur un titre, il y a un Wurlitzer qui démarre et qu’on entend pratiquement plus ensuite dans la chanson… Aaah le son de ce Wurlitzer-là, c’est un suuuper son ! Et pourtant, tu l’entends à peine. Le fait qu’il garde ça avec tellement de maîtrise malgré toutes les contraintes techniques et mécaniques de l’époque. Une réverb, un enregistreur à bandes… Quand les Beatles ont fait « Revolver » avec Geoff Emerick, dont c’était le premier disque avec eux, Lennon est arrivé un peu stone en disant qu’il voulait enregistrer sa voix comme si elle avait été prise sous l’eau. Que faire ?… Mal Evans, le roadie des Beatles, a mis un petit micro dans un préservatif qu’il a mis dans une bouteille remplie de lait, et il a chanté dessus. Bon, ça n’a pas marché car le verre était trop épais (rires) ; mais au moins, ils essayaient des trucs, et c’est quelque chose que j’aimais bien à cette époque. Aujourd’hui, on a un banc avec 7000 effets… C’est dommage qu’on ait perdu un peu ce côté artisanal.

  • Cherches-tu justement à jouer avec des instruments qui reproduisent une certaine sonorité ou certains sons ?

La basse sur le disque est une vieille Hofner ou Harmony des années 50. Mais ce n’est pas forcé qu’un vieil instrument ou un vieil ampli sonnent mieux qu’un neuf. C’est le résultat qui compte pour moi, et seulement le résultat. Je suis un très grand fan d’un bluesman américain, joueur d’harmonica, qui s’appelle Kim Wilson et qui jouait dans The Fabulous Thunderbirds. Tu le vois sur scène autant avec un vieil ampli Fender Bassman qu’avec un Mesa Boogie des années 90. Tout est dans le jeu, tout est dans les nuances. Louis Winsberg est arrivé un jour en répèt sans sa guitare, on a pris une vieille Telecaster et on a cherché le son. En fait, tout était dans la pièce.
Ça rajoute vraiment quelque chose. Quand tu penses que les premiers singles de Ray Charles étaient enregistrés directement dans les bureaux du label Atlantic avec un seul micro ! Le sax devait s’approcher du micro. Ils faisaient carrément le mix eux-mêmes pendant la prise, en s’approchant ou s’éloignant du micro ! C’est un talent qui est peut-être un peu perdu aujourd’hui. Et la vie que la pièce donne à l’instrument est primordiale.

  • En lisant les crédits sur la pochette de l’album, j’ai vu que ton tourneur était Giant Steps, et cela m’a fait penser à Giant Sand, donc Calexico. Et je me suis dit que Hugh Coltman et Calexico, ça allait bien ensemble !

J’adooore Calexico. Ce côté Tex Mex que fait Marc Ribot dans ses projets solo, ou que fait Tom Waits en créant une atmosphère particulière. Il y a de l’espace, une liberté d’expression pour les musiciens, tout en gardant la ligne directrice de la chanson. J’ai dit aux miens qu’une fois trouvés les rails de la chanson, ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient, même changer les parties de guitare. On avait un problème sur un titre et j’ai contacté le Français Freddy Koella dont j’avais archi kiffé le dernier album sorti en 2011 (il en a sorti deux en tout) intitulé « Undone ». Je lui envoyé la bande de la chanson sans la guitare et la maquette avec ma version. Je me suis dit qu’il allait faire ma guitare en beaucoup mieux. Eh bien, il a fait ce qu’il fallait, c’est-à-dire qu’il a réinterprété l’environnement sonore.
Ce qui fait que, pour les lives, ils vont tous être différents, en faisant à peu près les couplets et les refrains au même endroit ; mais, entretemps, je vais laisser vachement de liberté d’expression. C’est vivant ! Ça change avec le public, avec la salle.

  • Les accidents font aussi partie de la beauté des titres sur scène…

Ça, c’est un truc important avec le jazz. Et quand tout le monde est à la même page, tu peux pas te planter. Tu peux faire une petite erreur, mais cela ne remettra rien en cause. Quand on a enregistré l’album, on n’avait qu’une demi-journée pour répéter. Laurent, le bassiste, n’avait pas eu le temps d’écouter quoi que ce soit avant. Eh bien, il s’est trompé la première fois, mais ça l’a fait dès la seconde, parce qu’il comprend. La technique du musicien est l’oreille… La bonne note au bon moment.

  • Penses-tu que le jazz va occuper tout l’espace de la continuité de ta carrière ?

Je ne sais pas… J’ai deux enfants de trois et sept ans. Quand je rentre de tournée, je suis bien occupé ; c’est vrai qu’il faut que je reprenne la guitare et que je voie ce qui me fait kiffer. Quand tu sens où tu dois aller, tu y vas. Sinon, les portes restent fermées.

  • Donc, là, tu les « marques » au jazz !

La grande adore le disque. J’ai reçu le test pressing – le label blanc, à la maison ; et elle aime beaucoup. Bon, c’est plus difficile avec le petit qui, en voyant le vinyle tourner, se précipite dessus pour l’arracher et jouer avec !

  • Tiens, du coup, que penses-tu de la qualité de restitution du vinyle par rapport au CD ? Tu penses que c’est vraiment mieux, ou tu y vois une forme de revival ?

Il y a des trucs bien dans les deux cas. D’ailleurs, si tu enregistres fort avec une bande analogique et que les aiguilles des vu mètres sont dans le rouge, il y a une compression automatique (qui ne devrait d’ailleurs pas exister, vu que c’est censé enregistrer fidèlement). Donc là, ça n’a rien avoir avec le fait que ce soit un CD ou un vinyle… Je n’ai pas vraiment fait la comparaison. Tu n’entends pas non plus la même chose selon que tu joues fort le support ou non. J’imagine qu’un vrai audiophile peut capter la différence…
sans compter l’ampli et les enceintes que tu peux avoir derrière…

  • Et le format MP3 ?

Je trouve malheureux qu’on aille vers le bas. On dit en anglais « lowest common denominator ». On a passé des heures à masteriser avec l’ancienne DA que j’avais chez Universal. On nous a reproché d’y avoir passé autant de temps, car un iTunes va tout niveler. Certes. Mais alors, pourquoi prendre des guitares ? On pourrait faire cela sur Garageband. Et si on s’en fout, on aura quoi comme qualité, dans vingt ans ?

« Shadows: Songs of Nat King Cole » de Hugh Coltman est disponible depuis le 28 août 2015 chez OKeh Records / Sony Classical.


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Remerciements chaleureux à Hugh Coltman pour son talent, sa disponibilité et sa générosité, à Delphine Caurette de Webpromo pour nous avoir arrangé cette magnifique rencontre. Avec toutes nos excuses et notre amitié à Louis Winsberg à qui nous avons fait rater sa séance de répétition avec Hugh.

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Nicolas Nithart

grand voyageur au cœur de la musique depuis plus de 20 ans