[Interview] Hugh Coltman – partie 2

Comme nous l’avions écrit dans la première partie de cet entretien, Hugh Coltman est un passionné, un généreux et un curieux. Au point qu’il nous était difficile de résister à l’envie de ne pas vous livrer l’intégralité de ce moment si riche en émotions et en références. Une conversation envoûtante pour tout amoureux de jazz (et de musique en général), d’histoire, d’art ou de politique qui se respecte. Avec un raconteur que l’on aurait aimé avoir comme prof, au lycée ou à la fac.

crédit : Nicolas Nithart
crédit : Nicolas Nithart
  • C’était presque une évidence que, si tu allais faire un album de jazz, tu ne pouvais t’attaquer qu’à Nat King Cole…

…si c’est un disque de jazz, car je ne crois pas que cela en soit un à proprement parler. Franchement, je m’attends à un retour de bâton de la part des purs et durs, ce qui ne me dérangera pas. À vrai dire, je m’en fous ! (rires)

  • Finalement, cet album est un objet musical, un objet politique…

C’est intéressant, ton mot : « politique »… Quand j’ai sorti mon deuxième disque, une amie à moi chantait au même moment sur l’album « The Vox » de mon ami pianiste Eric Legnini – pour lequel il a eu une Victoire du Jazz. Après, elle est partie en tournée avec Rufus Wainwright. En pleine tournée, elle m’appelle pour me demander si je veux faire un essai avec Eric pour la remplacer. Ça s’est fait, et on a joué ensemble pendant un an. J’ai aussi chanté sur son album « Sing Twice ». Puis on a fait encore un an et demi de tournée. J’avais peur de chanter dans ce registre, de me produire devant des puristes en pensant qu’ils allaient me huer. Et en fait, pas du tout, ils sont super ouverts. J’ai vraiment kiffé ça. Et sans vouloir dénigrer la pop et les chansons très arrangées que j’aime toujours. J’ai aimé chanter avec de la place pour l’improvisation, avec une grille sur laquelle on sait à peu près où on va, mais avec un jeu qui peut bouger.

Or, quand j’ai pris la décision de faire cet album de reprises de Nat King Cole, il a fallu décider qui prendre, car je ne me sentais pas capable d’écrire tout un album de chansons jazz à la hauteur. Et en plus, j’ai quarante-trois ans et j’ai peut-être passé le moment où je dois tout faire… Et même Nat King Cole n’a quasiment écrit aucune de ses chansons. Il n’y a pas une seule chanson sur ce tribute pour laquelle il a tout écrit. « Nature Boy », « Mona Lisa », « Smile »… c’est pas de lui !

  • Toi, tu es allé plus loin en allant écrire, enregistrer en France et aux États-Unis. Tu es allé chercher plein de choses ailleurs…

À la base, 99% du disque ont été enregistrés en France. Il y a d’ailleurs une culture des musiciens français qui est pas mal méconnue des autres musiciens, qui pensent que c’est mieux là-bas, bla-bla-bla… Moi, je ne crois pas.

  • C’est peut-être pour des raisons purement marketing. Ça fait toujours bien de dire que ça a été enregistré dans tel ou tel studio à l’étranger…

Moi, j’ai mixé aux US, mais c’est parce qu’il y avait des mecs qui m’intéressaient pour le faire. Dont un qui bosse avec Joe Henry, dont je suis très très fan, et avec qui je voulais qu’il y ait cette empreinte sonore sur le disque. On a pu le faire dans d’anciens studios Vogue. Une superbe pièce à l’ancienne dans le nord de Paris où tout est fait pour que tout le monde puisse enregistrer en live. Il n’y a pas un seul overdub sur les voix du disque… On chantait, et soit on était content, soit on refaisait la chanson. Et ce sont ces prises de voix-là qui sont sur l’album. C’est comme quand on a enregistré ce disque de The Hoax aux États-Unis, pour lequel il a fallu tout faire en dix jours. Overdub : no fucking time ! On écrivait deux chansons et on les enregistrait dans la foulée, dans la journée. Si on n’avait pas nos deux chansons dans la boîte le jour même, on en avait quatre à faire le lendemain ! Et ça m’a libéré d’un truc : je me suis rendu compte que c’était comme ça que je chantais. Et les gens apprécient quelque chose pour les qualités… et les faiblesses. Ça m’a décoincé sur le fait qu’il fallait faire dix prises de voix qu’on édite, qu’on crop…

  • Et tu es un artiste live. Tu as besoin d’exprimer sur scène ce que tu enregistres en studio.

Je ne suis pas du tout un puriste. Si je prends un exemple, The Dø est fabuleux. Leurs deux premiers disques sont archi travaillés ; peu importe comment ils ont fait, c’était le résultat qui comptait. Mais pour mon disque, je voulais faire comme ça. J’ai commencé à m’instruire sur sa vie, j’ai lu pas mal de choses, j’ai écouté beaucoup de sa musique. Cet angle, ce pitch, ça a été la ségrégation, la bataille pour le « civilized movement », sa position qui en fait n’en était pas une et qui lui a posé des problèmes ; sa vie, pour laquelle je me demandais comment elle était, comment il faisait pour tout le temps sourire. Comment il gérait cela au quotidien, avec des salles combles et la scène couverte de fleurs. Et, quand il sortait, le fait de ne pas pouvoir prendre un taxi – qui étaient réservés aux blancs. Il ne pouvait pas aller dans un resto sans devoir se rendre dans la partie réservée aux noirs.
Il y a un super livre sur sa vie, et aussi un film avec Quincy Jones qui parle de Nat King Cole et raconte qu’il n’a jamais pris position. D’ailleurs, Ray Charles, jusqu’à un certain moment, n’avait pas non plus pris position. Alors que Quincy ou Mile Davis affichaient leurs opinions.

Nat King Cole

Il disait que, quelque part, on avait besoin des deux. Ceux qui tenaient les bannières, qui criaient haut et fort, qui manifestaient. Mais aussi ceux qui, insidieusement, entraient dans la vie des blancs. À travers leurs disques, par exemple. Ils venaient dans leurs collections de disques, ce qui prenait du temps bien sûr, mais qui arrivait.

  • Comme un cheval de Troie !

Complètement ! C’était un travail fort, et même encore plus dur. Parce que tu savais ce que tu avais envie de crier sur les toits, mais que tu ne le faisais pas. Tu gardais ton sang-froid, ton décorum ; tu faisais ta musique, ton travail ; tu nourrissais ta famille et tu faisais ta vie. Je trouve ça beau, et c’est une belle manière de voir les choses.
Du coup, j’ai arrangé les parties de guitare de l’album pour vraiment créer cet univers-là. J’ai trouvé mes musiciens, qui n’étaient d’ailleurs pas tous issus du jazz, comme Raphaël Chassin. Il a fait la moitié du disque et c’est un batteur qui a joué sur mes albums plutôt pop, avec Tété et Vanessa Paradis. Un super musicien avec un autre point de vue sur la musique. Il me fallait créer une ambiance autre que ce qu’on aurait pu attendre d’un disque de Nat King Cole.

On a fait le disque en trois jours, avec notamment Gaël Rakotondrabe, un suuuuuper pianiste ayant joué avec CocoRosie ou arrangé pour Antony and The Johnsons. C’est un musicien que j’aime depuis longtemps et qui fait tous les live avec nous. On a fait une chanson qui parle de l’amour d’une mère pour son enfant. Et je ne te mens pas : il a fallu trois prises pour que je puisse arriver jusqu’à la fin, car j’avais les larmes aux yeux, et cela me faisait penser à ma maman. C’était un moment de plénitude, et aussi une sorte d’hallucination. Et là, je vais te faire une confidence : ce n’est pas un disque pour Nat King Cole. C’est un disque hommage à ma mère, et j’utilise les chansons qu’elle m’a fait découvrir… Donc le titre, « Shadows », c’est l’ombre d’un artiste dans les années 40-60 qui devait se battre sans se battre, mais aussi celle de cette musique et celle de ma mère.

  • Tu n’aurais pas eu envie de sortir l’album sous forme de digipack par exemple, avec un livret où tu aurais pu te livrer, raconter des choses ?

C’est peut-être parce que tu n’as eu que l’exemplaire promo entre les mains. Il y a en fait un dépliant avec, au recto, l’illustration de la couverture (New York-Genève) faite par un artiste suisse que j’adore et qui s’appelle Philippe Lardy. Ce que j’aime dans son travail, c’est que, pour tous les visuels qu’il crée, ce sont des images qui sont non seulement belles et qui arrêtent l’œil, mais qui ont aussi une lecture.

Hugh Coltman - Shadows, Songs of Nat King Cole

  • En effet, ce choix de couverture ne semble pas anodin…

C’est une énorme toile qui fait 2 mètres par un mètre. Quand je lui ai dit comment je voyais la couv’ de l’album, il m’a envoyé une dizaine d’essais pour voir ce qu’il avait déjà et qui me parlait. Avec celle-ci, on a un ciel bleu foncé avec les tours à New York qui font penser au jazz, et puis on a cette personne qui est dans les nuages, pour laquelle on se demande si elle est vraie ou non…

  • Ce pourrait être ta maman…

Est-ce que c’est elle ? Est-ce que c’est Nat King Cole qui regarde les ombres de cette noirceur qui le pourchassent ? Mais il est toujours là, avec des éclaircies ; c’est lui qui est au-devant.

  • Il est blanc, avec des vêtements blancs ; ce n’est pas par hasard…

J’aime vraiment bien ça. Il y a une grande cohérence. Quand j’ai vu ce dessin, cela devenait une évidence : cela allait tellement bien avec toute l’idée du disque.
Et, sur le verso, il y a pour chaque chanson une petite justification sur son choix. Je ne voulais pas raconter toute l’histoire de ma mère, et cetera, et cetera, et cetera. Mais il y a une petite raison à chaque fois ; même si, parfois, ce n’est presque rien, ou simplement le côté harmonique de la chanson. Quand je parle de « Pretend », je raconte que je voulais prendre ce titre pour détourner son sens.

Sur « Smile », qu’on entend dans le film « Les Temps Modernes » de Charlie Chaplin, qui a vécu des trucs terribles avec sa nana qui fond en larmes parce qu’elle dit qu’ils ne vont jamais y arriver dans cette crise des années 20. Lui la prend et lui dit : « Allez, souris, on va tout surmonter ». C’est le rêve américain. Charlot et elle marchent ensuite sur une longue rue qui disparaît, et je voulais reprendre ce sentiment-là, mais de l’autre point de vue, du côté américain « Hey hey, how are you doing ? », alors que ton chat est mort, que ta maison a explosé et que tu viens d’apprendre que tu es en phase terminale d’un cancer.
Je voulais ramener un peu de noirceur dans son titre ; un peu comme quand, au final, tu as mal aux joues quand tu fais un trop grand sourire… C’est une chanson sublime.

« Shadows: Songs of Nat King Cole » de Hugh Coltman est disponible depuis le 28 août 2015 sur OKeh Records / Sony Classical.


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Nicolas Nithart

grand voyageur au cœur de la musique depuis plus de 20 ans