Hugh Coltman est un passionné, un généreux et un curieux. Avant d’évoquer sa carrière et de parler de la genèse de son nouveau disque « Shadows, Songs Of Nat King Cole », album tribute au plus talentueux des crooners américains dont il voue une admiration presque sans limites, le jazzman prend pernicieusement le temps de savoir à qui il a à faire. Histoire de savoir si on partage les mêmes ondes et jusqu’où la discussion peut aller. Ou plutôt jusqu’où la jubilation peut aller, tant il aime trouver et s’arrêter sur des intérêts et des traits de vie communs. Avec notre goût partagé (depuis le plus jeune âge) pour ce monument du jazz vocal qu’a été Cole, pour les instruments de musique, pour les légendes du rock… jusqu’à pour la ville de Swindon (son lieu de naissance en Angleterre), il ne lui en fallait pas plus pour ouvrir grand son cœur et son grand livre intime regorgeant d’anecdotes et d’histoires passionnantes.
Au point de transformer ce qui aurait pu être une banale interview de trente minutes en discussion ping-pong de deux heures trente, rythmée de rebonds et de défi, comme deux vieux amis qui se retrouvent et veulent à tout prix surenchérir sur les moments les plus marquants de leur vie. Au point même de louper une séance de répétition, quelques jours avant la tournée estivale des grands festivals.
Mais le maître reste le maître, dont nous restituons ici une première partie de cet entretien hors pères.
- Dis-moi Hugh, comment a démarré vraiment cette carrière solo ?
J’étais depuis sept-huit ans avec The Hoax, mon premier groupe, où je n’écrivais pas la musique ou la plupart des paroles. Je chantais et je jouais de l’harmonica.
Je commençais à créer mes chansons, à griffonner des textes… mais avec zéro confiance !
Je n’osais même pas montrer ce que je faisais aux autres membres du groupe. Et quand est arrivé le moment où je n’aimais plus ce qu’on faisait, je suis parti en France arbitrairement, car ma grand-mère habitait ici. J’ai écrit mes titres, j’ai joué dans le métro…
- Mais ta grand-mère est anglaise !
Elle est écossaise et elle a vécu en France.
- C’est ce qui explique donc un peu que tu sois arrivé chez nous.
Ouais, tout à fait… tu sais, les étudiants font souvent une année sabbatique entre leurs études et leur travail. Eh bien moi, j’avais fait mes études dans une fac de théâtre. Et entre la deuxième et la troisième année, j’avais commencé à jouer dans ce groupe qui se trouvait dans mon ancien village ; on a commencé à faire des concerts et je me suis dit alors que c’était cela que je voulais faire. Je me souviens d’ailleurs qu’à cette époque, ma grand-mère habitait avec nous. Quand ma mère est morte, elle est venue d’Écosse pour s’occuper un peu de nous… J’écoutais, comme on se l’est dit avec l’entretien, Pulp. J’étais un énorme fan de Radiohead. J’avais le premier disque d’Alanis Morissette. Je voulais faire cela, je voulais être signé comme songwriter et du coup, j’ai dû me battre avec moi-même pour me mettre en confiance, car encore une fois, même si on partait jouer aux States avec le groupe, ce n’était pas mes chansons, ce n’était pas moi. Je me suis donc battu, j’ai joué comme je le disais dans le métro, mais aussi dans les bars, sur les scènes ouvertes. Mes envies de l’époque étaient résolument pop. Quand j’ai commencé à avoir vraiment l’idée ce que je voulais, j’ai découvert la différence entre ce que l’on aime, ce qu’on sait faire et ce que l’on ressent. Sur mon premier disque « Stories From The Safe House » en 2008, j’ai fait une version de « Ballad of The Sad Young Man ». C’est une vieille et sublime chanson de Thomas J. Wolf Jr, dont Roberta Flack et Keith Jarrett ont fait un standard. Et même si le reste de l’album c’est moins ça, il y a une sensibilité jazz qui vient des disques que passait ma mère.
Quand on est très jeune, cela devient nos bases en fait. On peut changer de bases et aller aussi loin qu’on veut, mais on reste avec elles, elles sont nos fondations. La chanteuse China Moses avec qui j’ai passé du temps m’a dit récemment un truc intéressant. Sa maman, qui est bien évidemment Dee Dee Bridgewater, lui a fait écouter une K7 d’elle chantant quand elle avait 16 ans. Sa voix n’avait pas changé. Sa maman lui a dit qu’elle pouvait bosser sa voix, son répertoire, sa posture, son phrasé et que si même elle changeait en tant qu’artiste, d’une oreille extérieure, les bases restaient absolument les mêmes…
Quand j’ai fait mon deuxième disque « Zero Killed » en 2012, il y avait un proche du directeur artistique qui m’a dit que c’était quand même proche de mon précédent disque… j’ai répondu que dans ma vie musicale, si c’était moi qui écrivais la musique, je doutais de faire de grandes virées ! Autant on va dire que ce disque-là est différent de celui d’avant, mais encore une fois, « Ballad of The Sad Young Man » est fondamentalement jazz… jazz et blues sont vraiment les fondements. Ca ramène bien sûr à la soul, au R&B, à tous ces trucs-là et cela peut emmener très loin.
- À ton avis, il y a du jazz ou des jazz ?
Pardon, c’est un peu bateau ce que je vais te dire, mais je n’aime pas parler en musiques classées… Je crois que les musiciens de jazz cherchent les mêmes émotions comme n’importe quel autre musicien. Franck Zappa m’a dit une fois qu’il y avait deux sortes de musique : la bonne et la mauvaise. Je suis complètement d’accord avec cela. Moi, il y a des blues que je déteste, sans niaque, sans groove, alors que c’est les mêmes accords, quasiment le même rythme, mais entre les mecs qui jouent cela comme il faut et ceux qui jouent à peu près comme il faut, il y a toutes les différences du monde.
- Et cela s’entend d’autant plus sur de petites choses, sur de petits détails…
QUE des petits détails. Moi, j’ai eu du mal à trouver les cuivres pour cet album de reprises de Nat King Cole. J’avais envie de faire ces chansons, mais en réécoutant son répertoire, je me suis dit que c’était drôle qu’un musicien comme lui fasse en 1940 quelque chose de lisse, mielleux, sans grincements. Alors que sa propre vie de noir de la middle class aux États-Unis, c’était un peu comme celle de Miles Davis. Ce n’était pas comme Ray Charles qui avait démarré avec rien de chez rien. Il vivait dans une époque extrêmement compliquée, il jouait par contre dans des salles combles et comme Billie Holiday, il devait carrément entrer par la porte de services ! Pourtant il n’a rien dit. Une fois en 1956, il a joué en Alabama, il a faillé se faire kidnapper par le Ku Klux Klan. Il ne comprenait pas, car il n’avait jamais pris position. Il s’était fait d’ailleurs attaquer, car certaines personnes pensaient que tous les artistes américains devaient crier « Non, non, non » haut et fort sur les toits…
Du coup, moi, j’avais envie de faire jouer mes racines musicales, c’est-à-dire le blues, et ramener ce côté un peu crado, un peu plus roots dans cette musique fabuleuse. J’adore les arrangements sur les sessions entre 1953 et 1954. À l’époque, ce n’était carrément pas sorti publiquement et on la trouve aujourd’hui sur quelques compilations, notamment sur « The Shadows » qui est sur le disque. Mais on n’entend jamais le doute se poser, cette frustration qu’il a dû avoir…. C’est quand même le premier Afro-Américain à avoir une émission de télé ! Ça a duré une saison, car il n’arrivait pas à trouver le financement pour que cela continue. Quand tout s’est arrêté, on lui a demandé comment il gérait le fait que cela ait vécu aussi peu longtemps. Il a répondu : « Melrose Avenue is afraid of the dark ! ». Melrose Avenue, c’était l’endroit où étaient regroupés tous les financiers et les financeurs pour la télé entre autres.
- Est-ce que les gens à l’époque percevaient tous ces petits messages subliminaux qu’il envoyait ?
En fait non, il n’y en avait pas vraiment dans la musique. C’était pas moins par le chant et par la manière dont les disques étaient réalisés… moi pour les arrangements de guitare – moi qui ne me considère pas comme un grand guitariste – je savais ce que je voulais… je savais que je ne voulais ni en jouer sur le disque, ni en jouer en live. Parce que, du coup, j’avais envie d’un guitariste qui peut faire des envolées, qui peut faire de beaux solos, choses que je ne peux pas faire. Mais je savais ce que je voulais entendre pour les bases des arrangements… plus côté Bill Frisell ou Marc Ribot. Où tu peux avoir une chanson, comme avec Tom Waits, très banale, très américaine. Mais par contre avec une manière de les arranger qui peut même changer le sens d’un texte.
Avec la chanson « Pretend », si mielleuse et si belle comme Nat King Cole la chantait, où tout va bien, où rien n’est grave, moi je voulais l’aborder de l’autre côté un peu comme ce film américain The Truman Show.
Lui l’entonnait comme cet autre titre « Mona Lisa » sublimement bien avec un beau sourire alors que lorsqu’il avait son show et qu’il avait réussi à s’acheter une maison à Beverly Hills, il se retrouvait avec une croix en feu plantée sur sa pelouse.
Donc moi ; ce qui m’a intéressé dans ce projet-là, c’est de prendre ses chansons, même pour le titre « Smile » qui peuvent être retournées pour être un peu plus sombres, plus tendues, qui peuvent presque mettre mal à l’aise…
« Shadows, songs of Nat King Cole » de Hugh Coltman, sortie le 28 août 2015 chez OKeh Records / Sony Classical.
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