[Interview] Darkel

Moitié du légendaire groupe Air, Jean-Benoît Dunckel, alias Darkel, revient avec « The Man of Sorrow ». Un EP à la sensibilité aussi grande que les espaces qu’il dépeint. Des géographies à la fois mentales et naturelles, baignées d’un soleil noir, dans lesquelles l’homme contemporain pressé et fatigué trouvera refuge. À cette occasion, il nous parle de sa quête du lâcher-prise, de ses sources d’inspiration et revient sur l’aventure Air.

crédit : Tom Hagemeyer
crédit : Tom Hagemeyer
  • Parmi tes projets récents figurent la B.O. du film « The Summer of Sangaile », et ce nouvel EP « The Man of Sorrow ». Il y a-t-il un lien entre les deux ?

Les deux ont été composés en parallèle, et il y a en effet des parties communes. Mais la B.O. de The Summer of Sangaile – film qui a été repéré au Festival de Sundance et à la Berlinale – est beaucoup plus large que l’EP, qui est le noyau dur de ce que j’ai fait dernièrement.

  • On ressent un changement d’atmosphère, une évolution d’un morceau à l’autre de cet EP. Y a-t-il une narration ?

Cet EP est composé de morceaux expérimentaux qui partent dans différentes directions. Les formats sont très longs. Le dernier, « Satanama », est basé sur une suite numérique. C’est un morceau mathématique, conceptuel. Dans chacun, j’ai voulu des orchestres de violons, ce qui constitue un tronc commun. Je voulais quelque chose de très planant, de spatial. Et parvenir à ce que j’aime vraiment, c’est-à-dire des morceaux qui ne sont pas forcément pop, qui n’ont pas une structure classique « refrain, développement, conclusion ». Je souhaitais explorer quelque chose de différent, de nouveau. L’autre point commun est le romantisme. Ce disque est mon délire romantique. Il est romantique jusqu’à sa pochette, qui évoque l’amour des animaux, celui de la nature. Il y a aussi un côté heroic fantasy. Ces idées et univers me plaisent.

crédit : Tom Hagemeyer
crédit : Tom Hagemeyer
  • Qui a réalisé l’artwork ?

Tom Hagemeyer, un photographe allemand basé à Cologne, qui œuvre notamment pour la mode. Il travaille beaucoup la haute définition. Il y a donc un grain de couleur très précis. Je voulais que ce soit comme un tableau, une photo-tableau qui soit très difficile à dater.

  • Quand tu parles de romantisme, dans quel sens l’entends-tu ?

Comme si on allait abandonner internet, les machines, et revenir à quelque chose de plus naturel, fondamental ; et s’apercevoir que le futur de l’humanité, ce n’est pas la conquête spatiale, mais le retour à la terre, le bien-être de l’âme, de l’homme. La nécessité d’être en harmonie avec la nature, de rêver, de profiter de la vie. C’est un renoncement à l’urgence. Celle de se lever tôt le matin pour travailler et être efficace, pour à la place profiter de notre espace naturel, des animaux qui sont les habitants de la terre. C’est un concept romantique dans le sens où, pour moi, le romantisme, ce sont les grands espaces, l’adoration de la nature et l’harmonie. Les morceaux sont plutôt mélancoliques et tendent parfois vers la tristesse, mais dans le fond, je ne les trouve pas tristes. On me dit souvent que malgré mon nom, Darkel, ma musique n’est absolument pas sombre. Elle contient toujours un fond, des éléments permettant de rebondir. La mélancolie désigne le fait d’être à la fois heureux et triste. Elle est pour moi le sentiment le plus partagé au monde, beaucoup plus que le bonheur.

  • L’élévation de l’âme et le dépassement des choses matérielles que tu sembles prôner sont des notions liées à la méditation. Or, « Satanama », le dernier titre de l’EP, est, je crois, un mot composé de quatre termes propres à la méditation.

Les quatre sons SA, TA, NA, MA sont censés, lorsque tu les prononces, faire monter de l’énergie dans tes chakras. Pour moi, ce morceau correspond bien à ça. Techniquement, c’est de la musique pentatonique. Tu as un cycle de cinq notes, do, ré, fa, sol, la, qui sont à la fois produites par la basse et par les aiguës, mais à des moments différés. À l’oreille, tu entends une suite numérique. Tu comprends qu’il y a une hiérarchie, un ordre dans l’enchaînement de ces sons. Lorsque cet ordre est complet et que le cycle est atteint, il se désagrège et arrive sur une autre partie. J’aime beaucoup cette idée de réaction chimique. Il y a de l’énergie en marche dans une certaine direction, qui se convertit ensuite entre différentes parties. Ce qui permet un développement.

  • Y a-t-il un rapport d’influence entre ce que tu fais en solo et ce que tu as fait avec Air ?

Air est, je crois, une phase qui a super bien marché commercialement. Mais ça reste une phase. Dans une carrière d’artiste… D’ailleurs, le mot artiste me pose problème, car nous le sommes tous. Je crois sincèrement que chacun a une part créative plus ou moins développée ; certains osent passer à l’acte d’autres n’y parviennent pas. Air m’a permis de développer la mienne. Quand je faisais des choses en solo du temps de Air, c’était en dessous de ce que faisait le groupe. Puis sont arrivés ces moments où ce que je faisais en solo me nourrissait suffisamment, et était au-dessus de ce qui artistiquement était le moins bien chez Air. Il y a aujourd’hui un processus solo enclenché, né de la dégradation de notre collaboration, qui pour l’instant est en stand-by. Mais qui, peut-être, reviendra et sera un de ces jours au top. L’âme de Air s’est divisée, mais on l’a malgré tout en nous. On peut le sentir en écoutant ma musique. Avec Air, j’ai beaucoup appris sur la production, le métier, comment faire de la musique. Je pense que c’est avant tout un projet studio. On est, avec Nicolas, des laborantins de studios. Ça perdure en moi. Le fait de ne pas partir en tournée, de me concentrer sur le studio, c’est la chose que j’ai trouvée pour produire le plus de musique. Je fais beaucoup de choses, peut-être trop… Je suis très créatif. Sans toutefois dire que tout ce que je fais est bien !

  • Air serait donc une étape dans ton cheminement créatif et ces projets solos son aboutissement ? Des projets auxquels s’ajoutent plusieurs collaborations…

Oui. Il y a eu deux collaborations. L’une avec Lou Hayter, « Tomorrow’s World », et celle avec Bardi Johansson, « Starwalker », qui me tient beaucoup à cœur. On a déjà sorti des vidéos, et un album est en préparation. Il doit sortir l’année prochaine. Cet EP, « The Man of Sorrow », je l’ai, en fait, terminé il y a déjà un an. Actuellement, je travaille sur celui de « Starwalker ». En terme de production, c’est un disque qui va être très abouti. Après « Starwalker », il y aura l’album de Darkel, qui sera encore plus abouti. Il n’y a que maintenant que je comprends ce que je fais, que j’apprends vraiment à créer de la musique. Auparavant, c’était une espèce de répétition. Je pense avoir été très surestimé avec Air, et sous-estimé aujourd’hui. Mais chaque artiste passe par des phases différentes d’estime de soi, en fonction de sa côte. Prends, par exemple, le peintre Jean Hélion. De son vivant, ses toiles ne valaient rien ; aujourd’hui, c’est hors de prix. Pareil pour Nicolas de Staël. Après, c’est certainement différent dans la musique… L’estime que le public a de l’artiste change en fonction de paramètres divers et compliqués.

  • Tu parlais des vidéos que vous aviez réalisées avec « Starwalker ». Or, je voulais savoir si tu avais des sources d’inspiration visuelle ?

La lumière et la nature m’inspirent beaucoup. Du coup, ma musique n’est pas très urbaine, elle nous renvoie davantage à la campagne. C’est pour ça que j’adore l’Islande. Elle s’inscrit bien dans ce que je te disais sur le romantisme. Ces grands espaces islandais et la redécouverte de ce qu’est la terre provoquent un grand choc quand tu y es confronté. Mon inspiration visuelle est là. Ce sont les grands espaces froids. Un peu comme des tableaux de Magritte, dans lesquels il y a toujours de grands espaces glacés. Par exemple, j’adore ce que fait Boards of Canada. Leurs vidéos sont des trucs spatiaux, des grands paysages. Je trouve ça assez nouveau. Chaque image est liée à un développement technique. La conception de la vidéo a beaucoup évolué : tu peux faire de la haute def’ et avoir de super images avec des appareils nomades. Du coup, tu peux aller dans des endroits incroyables. Ça n’existait pas avant.

  • Revenons à « The Summer of Sangaile ». Comment se positionne-t-on quand on compose une B.O. ? Te considères-tu plus en tant qu’illustrateur, soutien de l’image, ou créateur au même titre que le réalisateur ?

Tout va dépendre de comment te voit le réalisateur. S’il décide de s’appuyer sur toi. S’il croit en la force de la musique en tant que catalyseur émotionnel. Ça a été le cas avec Alanté Kavaïté. Et je croyais moi-même beaucoup au film. Quand je l’ai vu, j’ai pensé qu’il y avait matière à réaliser de belles nappes, de beaux sons qui allaient augmenter la vérité du film. C’est un long-métrage de lâcher-prise. Il y a vraiment de beaux moments très romantiques, très ados, avec ces filles perdues dans la nature. Et puis, la Lituanie, c’est super beau ; il y a des paysages extraordinaires. Cet angle-là m’a beaucoup plu. Dans un film, tu as cette succession d’images en mouvement qui sollicite beaucoup le cerveau. Et je crois très important d’avoir des moments où tu te reposes, où rien ne se passe. D’avoir de la musique qui parle et aucune action. C’est essentiel au cinéma. J’interviens à ce moment-là.

  • Tu défends un cinéma photographique ?

Complètement. C’est la photographie qui me plaît.

  • Ce que fait Sofia Coppola, pour qui Air a composé, notamment la B.O. de Virgin Suicides. Son cinéma est plus photographique qu’il n’est mis en scène.

Exactement. Sofia décrit beaucoup l’ennui dans ses films. Et du coup, un certain lâcher-prise. C’est omniprésent… Parfois, on me propose des films français avec un budget assez conséquent, que je refuse. Il y a des gens qui font ça beaucoup mieux que moi (rires). Du coup, je me replie sur des productions plus petites. J’ai eu la chance d’avoir beaucoup de succès avec Air. Je peux donc me permettre de faire aujourd’hui ce dont j’ai vraiment envie. Tu imagines le luxe pour un musicien, à Paris, de faire ce qu’il veut ? Du coup, j’en profite.

  • J’aimerais revenir sur l’aspect méditatif de ta musique, et sur l’héritage de la musique de Brian Eno, ou encore de Philip Glass et Steve Reich, qui semblent évident en écoutant tes productions.

Oui, c’est notre culture. Ce qui est drôle, c’est d’avoir fait ça, avec Air, en pleine French Touch, qui est plus un mouvement de club, de fête. On était le pansement de tout ça. On écrivait la musique que tu écoutais après la fête, pour te réparer. Le groupe était aussi, peut-être, le chaînon manquant de ce mouvement. Il l’a élargi à quelque chose de plus contemplatif et de vrai. Les Anglais ont vraiment adoré, car, pour eux, c’était de la lounge music, une musique douce, de caresses, qui pouvait s’écouter sans risque d’agression. Car il faut dire ce qui est : le beat house music fatigue. Nous les premiers. Quant à la méditation, oui, elle a toujours été là… Je parlerais plus de lâcher-prise, de sommeil, de rêve. Il n’y a rien de mieux que d’écouter de la musique avant de s’endormir, ou le matin en se réveillant. Dans ces moments-là, tu n’as pas forcément envie d’entendre un beat techno.

  • C’était totalement volontaire ? Vous souhaitiez prendre le contre-pied de ce que la French Touch proposait ?

Disons qu’on n’a pas hésité à le faire. C’était le seul moyen de briller, d’être différent. En musique, et cela s’applique à de nombreux domaines, il ne faut pas hésiter à cultiver sa différence. On a donc décidé, à cette époque-là, de faire de la musique sur laquelle tu ne pouvais pas danser.

  • Cherches-tu à gommer l’univers Air et ses acquis dans tes productions solos et récentes collaborations ?

En fait, je n’ai pas le loisir de contrôler ce que je fais. Pour moi, la musique n’est pas intellectuelle, mais émotionnelle. Quand c’est trop proche de Air, je vais certes m’en éloigner volontairement. Je n’ai pas envie de refaire la même chose. Mais je ne maîtrise pas ce que je fais. Les morceaux sont dans les airs, dans l’inspiration, et me tombent dessus. Parfois, ça m’ennuie de ne pas pouvoir trouver un morceau up tempo, par exemple. Tu as beau tourner autour, ça ne vient pas. Du coup, soit tu ne fais rien, soit tu y vas. Je ne fais pas forcément ce que je veux. Je crois que si j’étais capable de faire du trash punk, je le ferais. Si je trouve un morceau avec de la guitare saturée, je peux m’amuser dessus quelques secondes puis ne pas réussir à le développer. C’est très mystérieux.

crédit : Tom Hagemeyer
crédit : Tom Hagemeyer
  • Parle-nous des instruments dont tu joues.

Chez Air, je joue la partie électronique et clavier. Je suis pianiste à la base. J’ai fait le Conservatoire. Je chante et je joue du piano, un peu de guitare et de batterie aussi.

  • En réécoutant « Premiers Symptômes » de Air récemment, j’avais l’impression d’entendre des citations de pièces pour piano de Maurice Ravel.

Oui. Dans « Brakes On », il y a un passage très inspiré de Ravel. Et il y a aussi, dans mon souvenir, une citation de la 1re Arabesque de Debussy. C’est vrai que j’étais à fond dans cette esthétique-là à l’époque…

  • Par ta formation au Conservatoire, j’imagine que la musique classique a eu sur toi une grande C’est toujours le cas ?

Tout ce que je fais découle de mon étude de la musique classique. Je suis obligé d’en jouer. Si j’arrête de jouer, le feu s’éteint. Je pratique donc quotidiennement sur mon piano. Sans ça, je ne pourrais pas composer. Voir vivre, je pense (rires). Le piano fait partie de moi. J’ai commencé très jeune, je me suis construit avec. C’est une gymnastique essentielle. Si je ne pratique pas le piano, je perds la mémoire, je manque de pep’s. Je n’ai plus de désir.

  • T’arrive-t-il de jouer au piano une pièce à partir de laquelle va naître un morceau ?

Tous les morceaux découlent d’une pièce. J’arrive à déceler, dans certaines, des œuvres que je jouais au moment de la composition. Des pièces qui me drivaient sur des accords, des positions de doigts, des phrasés musicaux. La musique classique a énormément d’influence sur moi, elle se réintègre constamment. Et ça sans trop d’efforts. Je me dis que si je travaillais plus, je pourrais plus aller dans le noyau de la partition et développer des choses. Mais en tant que producteur, j’adore aussi la texture du studio. Il est alors vraiment question de musique électronique, de synthés, de programmes. J’ai l’amour des synthés et des machines. Je les branche, les fais se rencontrer et parler entre eux.

  • Quelles sont tes influences majeures en musique classique ?

La musique russe avec Prokofiev, et beaucoup Rachmaninov. C’est de la musique passionnée, avec des accents, du rythme, des mélodies complexes, harmonisées, de beaux phrasés, des contrastes. C’est grandiose. J’aime Chopin, c’est très beau à jouer. Franz Liszt aussi, qui est LE compositeur pour le piano. Avec de grands doigts ! Et de grands accents. C’est aussi très passionné. Mais avec le temps, mon goût pour l’écriture a dévié vers le XXe siècle. J’ai besoin de la modernité. Pour moi, le plus grand compositeur de tous les temps est Olivier Messiaen. On est avec lui dans la dissonance, mais dans la belle dissonance. C’est comme un extra humain, avec une extra oreille. Ça donne des œuvres harmoniquement ultra-fines, très sophistiquées.

Pour moi, Messiaen est beaucoup plus moderne que tout ce qui a été fait en pop. Quand j’entends un morceau pop, je vais le jouer au piano, les accords à la basse. Tu te rends compte que, la plupart du temps, ce n’est absolument pas moderne. C’est même parfois douloureux d’écouter la radio, tu y entends toujours les mêmes accords. On recombine sans arrêt les mêmes gammes, les mêmes mélodies. On tourne en rond. En fait, l’humanité n’est pas très développée. Nous ne sommes certainement qu’au début de la libération de l’intellect humain. Nous sommes encore dans des formes assez préhistoriques. Or, les grands compositeurs et musiciens permettent d’ouvrir des fenêtres sur ces capacités du cerveau à créer des harmonies. Cette fenêtre, pour moi, c’est Messiaen, Ravel et sa beauté sophistiquée… En musique électronique aussi, nous ne sommes qu’au début d’un monde. Pour moi, la musique faite avec de faux instruments, sur ordinateur, ne marchait pas jusqu’à peu de temps. Or, avec le progrès, on arrive à développer des choses qu’on ne pouvait pas faire avec de l’acoustique. Ça arrive.

  • Tu travailles avec ces outils ?

Non, car être devant un écran me bousille les yeux. Je suis encore dans la culture acoustique. Et avec Air, j’ai la chance d’avoir un studio incroyable. Je peux donc enregistrer avec de vrais instruments.


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Marion Mirande

Historienne de l'art, fille spirituelle de Richard Wagner, j'ai tué le père à coup de musique électronique.