[LP] Poordream – Ninetynine

Preuve que la scène européenne ne cesse de dissimuler toujours plus de talents de l’électro-ambient, l’artiste grec Poordream livre ici un monument d’intimité éthylique et de mélancolie sous-jacente.

Poordream - Ninetynine

Ce qui passionne les musiciens autant que ceux qui ont la chance de pouvoir écrire sur leur art, c’est cette constante volonté de creuser toujours plus profondément dans les galeries des réseaux sociaux et d’y trouver une source d’inspiration. Ainsi, si l’on écarte les seconds (sinon, chacun pourrait considérer la démarche comme un syndrome de suffisance exacerbée de la part de l’auteur de ces lignes), on sait maintenant avec une intime conviction que les premiers ont largement mérité leur statut de « sorciers du son ». Car, plutôt que de se perdre dans ces tunnels étroits et parfois irrespirables, ils y insufflent l’oxygène nécessaire à la survie, éclairent les parois sombres de ce dédale synthétique mystérieux et parfois difficile à appréhender. En y injectant des moments plus atmosphériques par exemple, passages au cours desquels les mélodies s’étirent et de développent comme au fil d’un temps suspendu, presque silencieux. Poordream (l’artiste grec John Valasis), avec « Ninetynine », tend les sons et les noie au milieu de percussions artificielles en mouvement constant, sans césure ni interruption. Une expérience aussi pénétrante qu’imprégnée de saveurs douces-amères.

L’album est un élan de liberté sauvage, une errance dans les nuages gris et cendreux de l’électro, lente et inexorable. Invoquant des cordes distantes et fugaces, mais terriblement attirantes (Despair, Flying Blind), des voix sensuelles, mais au langage pourtant lointain et intangible (Bangla Razor) ou plus direct et apaisé (Open Probability), le compositeur ne se contente pas simplement d’enchaîner les boucles sans aucune cohérence ; au contraire, il compose parfaitement ses titres en les faisant avancer sans qu’aucune pause ne soit possible pour l’auditeur (Acceptance). Il démêle les fils pourtant enchevêtrés d’un genre régulièrement proche de la facilité et crée une partition qui, en plus d’être originale, apparaît comme réfléchie et posée sur le papier, à la plume et à l’encre informatiques. Le charnel épouse la technologie dans une danse saccadée et sensuelle, sur un tapis rouge programmé pour l’explosion charnelle et palpable des connexions neuronales. Entre machines et instruments organiques (Backbiter), Poordream soude les parties d’un corps recomposé, encore froid, mais prêt à recevoir les décharges éblouissantes qui le ramèneront à la vie.

Comme le vieil homme dont le profil apaisant et bouleversant apparaît sur la pochette du disque, chacun se retrouve à contempler le vide, les paysages solitaires d’une vie qui s’écoule et s’effrite, les roches usées de l’existence. Entre la mélancolie du passé et un regard constamment tourné vers l’avenir futuriste du genre humain, Ninetynine dresse le bilan d’une décennie électro-ambient tout en n’oubliant pas d’apporter une nouvelle pierre à cet édifice prêt à s’écrouler sur lui-même par manque de fondations solides et d’originalité, ou par fainéantise, le plus souvent, dans cet univers moins pacifique qu’il n’y paraît. L’artiste grec a assimilé son style, y a fait ses armes au cours de nombreuses et diverses tentatives afin de mieux illuminer ces terrains vagues laissés à l’abandon, mais aux sols toujours fertiles. Et évidemment recouverts d’une pellicule industrielle qui lui donne cet aspect faussement dévasté, mais sous laquelle le feu brûle toujours. On entend les cœurs mécaniques battre ; on sent, en posant nos oreilles sur ces sols en friche, une énergie subtile, enterrée sous des chapes de plomb et de mercure, qu’il faut allumer pour rendre éternelle la mélancolie qui y sommeille. Triste sans jamais devenir désespéré, gris sans jamais s’assombrir, l’album conserve miraculeusement son pouvoir de fascination et d’interrogation mêlées. On se laisse dériver, les mains dans le vide, nos doigts frôlant les courants de l’Éther. Sans se poser aucune question ; en savourant un plaisir peut-être coupable, car baigné de tristesse, mais fulgurant et paisible. Un temps de repos, enfin.

Poordream

Ninetynine n’exige qu’une seule et unique fondation mentale pour s’y baigner : accepter la simplicité d’émotions brutes et sentimentalement au bord du gouffre. Celles-là mêmes qu’on nous interdit, mais qui sont éternellement nécessaires à notre équilibre.

« Ninetynine » de Poordream est disponible depuis le 2 décembre 2014 chez Tympanik Audio.


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Raphaël Duprez

En quête constante de découvertes, de surprises et d'artistes passionnés et passionnants.