[Interview] Sound Pellegrino

À la tête du label Sound Pellegrino, Teki Latex et Orgasmic nous parlent de mélodie à l’occasion de la sortie de « Melodic Mechanisms », qui entend redonner de la couleur à l’électronique.

crédit : Maxime Brunet
crédit : Maxime Brunet
  • Peux-tu nous parler du thème de cette compilation, sous-titrée « Melodic Mechanisms » ?

Teki Latex : Il s’agit de notre quatrième épisode. Le précédent était intitulé « Raw Club Material » et était plus basé sur les textures, les percussions et le concept de « DJ tool » : à savoir, des morceaux assez vides qui se superposent facilement, faits pour être mixés. Avec celui-ci, on revient à la mélodie. On ressentait le besoin, durant nos DJ sets, de jouer des choses plus mélodieuses, pour contrebalancer ce côté 100% percussif. La particularité de cette compilation est aussi d’avoir une écoute beaucoup plus domestique, plus basée sur des airs qui se retiennent ; c’est quelque chose de facilement écoutable chez soi. Un petit peu plus cinématique aussi. C’est une réponse à la compilation précédente, les deux se complètent.

  • Pourquoi cette volonté de remettre la mélodie au cœur de l’électro ? Crois-tu que la musique électronique se soit appauvrie, en ne s’ouvrant pas assez à d’autres genres, par exemple ?

T : Non, au contraire. On a, je crois, fui la mélodie en musique électronique parce qu’il y avait trop de tentatives foireuses de fausse pop. De la pop, soit pas assez sincère, soit qui en faisait dix fois trop et finissait par ressembler à de l’emo. Il me semble qu’on s’est éloignés de la mélodie pour ça, et qu’on y revient sur la pointe des pieds, en essayant de se tourner vers quelque chose de plus pudique et minimaliste, de plus fonctionnel ; une musique plus pure et sincère dans sa démarche. On cherche de la matière mélodique qui évite de superposer les couches, et dont le producteur se prendrait pour Beethoven. Il n’y a pas de Beethoven dans la musique électronique ! Le cheminement a été le suivant : il est arrivé un moment où on a été saoulés par les producteurs d’électro qui se prenaient pour des producteurs de pop. On s’est alors tournés vers un truc purement rythmique. Puis on s’est rendus compte au bout d’un moment qu’on tournait en rond dans ce monde rythmique très sombre, duquel la mélodie avait fini par disparaître. On s’est donc à nouveau intéressés à celle-ci en prenant que ce qui nous plaisait vraiment en elle.

Sound Pellegrino - Melodic Mechanisms

  • Comment se conçoit une telle compilation ? Y a-t-il un souci de cohérence entre chaque morceau ?

T : En tant que directeurs artistiques, on doit définir quels titres pourraient se compléter entre eux, sans que les artistes, bien sûr, sachent ce que les autres produisent. Il arrive qu’on nous soumette de super choses qui ne collent cependant pas avec le thème de la compilation. Tu vas, par exemple, recevoir une démo club qui aurait été parfaite pour l’album précédent, ou peut-être pour le suivant, mais pas pour le dernier. Quand on demande aux artistes des productions, soit ils nous font écouter des choses qu’ils ont déjà en poche, qui vont dans notre direction, soit ils créent un truc sur mesure. Ils peuvent nous soumettre une prod pour laquelle on va dire : « Non, ça mériterait d’être plus comme ça… », et qu’il y ait alors un deuxième jet, puis un troisième, et que ce ne soit qu’au bout du quatrième qu’on dise OK.

  • Peux-tu évoquer les artistes réunis sur cette compilation ? (Orgasmic nous rejoint à ce moment)

T : Dolin est un jeune parisien membre de Rinse France, radio sur laquelle on a une émission. Il est venu me voir un jour en disant : « Ton dernier mix, Teki, m’a beaucoup inspiré… Voilà ce que j’en ai fait. » On a adoré sa démo. Du coup, on s’apprête à sortir ses disques sur Sound Pellegrino. Pour ce qui est du reste de l’écurie, on a Orgasmic, ici présent, qui a fait un morceau très rap en termes de tempo. Nicolas Malinowsky, aussi responsable de l’artwork au sein du label, qui nous fait les pochettes. Matthias Zimmermann, dont on s’apprête à sortir l’album après plusieurs maxis.

Orgasmic : Ce sera d’ailleurs le premier album d’artiste sur Sound Pellegrino.

T : Koyote fait aussi partie de l’équipe SP. On vient de sortir son EP. Il est un bon exemple de pure naïveté dans les mélodies. Il fonctionne à l’instinct, un peu comme un enfant de quatre ans à qui tu donnes son premier piano. Il y a quelque chose d’accidentel dans sa musique qui est super beau. Le genre d’artiste pour qui la première idée sera toujours la bonne. Il conserve et utilise d’ailleurs des extraits de ses lives pour en faire des morceaux. Il marche avec une énergie très primale, spontanée. Ça nous a beaucoup séduits alors qu’on apprenait à redécouvrir la mélodie. Sudanim est un petit Anglais dont on joue régulièrement les disques. Il fait partie de la nouvelle scène anglaise qui cherche son inspiration à la fois dans le grime, la house ou la techno. Il possède le label Her Records. C’est lui qui nous a présenté CYPHR, signé sur son label et présent sur cette compil. On joue aussi fréquemment ses morceaux. Pareil pour l’Écossais Joe Howe. Il expérimente beaucoup et a tendance à garder les erreurs dans la musique qu’il produit. Ce qui permet d’obtenir une certaine fraîcheur.

O : C’est aussi ce qui donne le groove. Tous ces gens utilisent des machines, mais leur musique garde un aspect humain.

T : Chilly Gonzales, génie musical, génie du piano, associé à P. Moris, qu’on a pu entendre à la production chez Kelela. Moris vient de la dance music, mais il est fasciné par la pop, et en fait super bien grâce à un très bon sens de la mélodie. Il avait toujours rêvé de bosser avec Chilly Gonzales. Voltery est un producteur de techno strasbourgeois qui fait partie du même crew que Medicis & Vanshift. Ils sont dans l’entourage du club Le Rafiot, qu’on adore. Ce sont des gars qui nous ont habitués à faire des tools, et qui aujourd’hui s’orientent vers des choses plus mélodiques. Ils n’en font jamais des tonnes dans leur approche musicale. Crystal sont des Japonais qu’on adore. Ils sont le Yellow Magic Orchestra version internet, donc très basés sur la mélodie. Moleskine est lui un producteur génial. Il a sorti deux maxis incroyables. C’est mon producteur préféré de 2014. Je tenais absolument à ce qu’il ait un morceau sur cette compil.

crédit : Keefer
crédit : Keefer
  • Restons sur l’idée de la mélodie… Qu’est-ce qui, pour vous, fait une bonne mélodie ?

T : Déjà, elle doit se retenir…

O : … et ce n’est surtout pas une question de complexité. Elle peut être composée de trois notes. Mais elle doit avant tout provoquer quelque chose. Après qu’est-ce qui va provoquer quelque chose chez nous ? Grande question !

T : Je dirais qu’elle doit véhiculer une certaine mélancolie et une notion de mystère qui va de pair avec l’idée de pudeur. Les mélodies qui en disent trop, celles qui essaient de t’en mettre plein la gueule en disant : « Je suis mal, je vais pas bien », en général ça ne m’intéresse pas. Mais les mélodies qui te disent : « Je sais pas si je suis heureux ou si je suis triste », ces choses-là m’interpellent ! Notamment dans les musiques des dessins animés japonais des années 80, chez Jacno, Aphex Twin ou Autechre. Ce côté équivoque que j’entends aussi dans la pop scandinave. Il y a plein de genres et de contextes musicaux dans lesquels je retrouve ça. Après, une belle mélodie, ça peut aussi être un truc totalement hypnotique qui tourne en boucle, un truc technoïde qui va appuyer sur une de mes cordes sensibles. Ça ne s’explique pas vraiment…

O : C’est aussi intéressant de se dire qu’on ne l’a encore jamais entendue… J’aime avoir l’impression de découvrir quelque chose de nouveau grâce à une mélodie. Et en même temps, pour qu’elle se retienne, il faut qu’il y ait une certaine familiarité. Une impression lointaine de déjà entendu qui provoquerait un sentiment neuf. C’est un équilibre difficile à obtenir.

T : Oui, que tu ne puisses pas dire : « C’est la mélodie de « Show me love », mais avec une note différente. » Ce que tu entends aujourd’hui partout dans la deep.

  • Quelles sont les mélodies qui vous ont marqués ?

T : Le générique de la série Hulk, au piano, qui a été samplé par le groupe de rap Killarmy. Et la mélodie de « Key Nell 4 » de Gescom. Morceau très important pour moi.

O : Des mélodies, il y en a partout en fait. Ce ne sont pas forcément des morceaux. Il y en a plein qui me restent en tête, qui peuvent se limiter aux trois notes de la signature musicale d’une pub. Quand tu entends six ans d’affilée le même truc, ça te marque forcément, comme les notes de SFR, de la SNCF. Ça peut être extrêmement court et se matérialiser de plusieurs façons différentes. Ça ne se limite vraiment pas à une chanson.

T : Big up aussi à « Rectangle » de Jacno qui était la pub Nesquik quand j’étais petit. Un très beau morceau, pour le coup très minimaliste, qui n’en fait pas des tonnes. C’est géométrique, c’est beau !

  • Venant du hip-hop, quelle place y occupe selon vous la mélodie ?

T : Ce sont avant tout des boucles. Ce qui d’ailleurs ramène la mélodie à son essence. C’est peut-être pour ça qu’on a du mal quand les morceaux sont trop construits, lorsqu’on a l’impression que le producteur de musique électronique se prend pour Beethoven. J’ai tendance dans ces cas-là à dire : c’est trop cinématique. Pas dans le sens bande originale de films d’horreur, mais quand la musique essaie de trop en raconter, d’être trop narrative. Comme certains producteurs, plutôt tournés trip hop, qui cherchent à écrire la B.O. d’un film qui n’existe pas. T’as juste envie de dire : « Arrête ! C’est surjoué ! ». On a l’impression d’être à un cours de théâtre des farfadets de Limoges ! Reviens à l’essentiel, less is more ! Quand Timbaland produit un morceau, moins il y en a, plus c’est efficace et ça se retient. De même pour des maîtres mélodiques comme les Neptunes, ou encore Moroder, qui est plus dans la retenue que dans la surenchère. La production n’a pas à être trop structurée et prétentieuse. Lorsque les kids commencent dans l’électronique, ils bidouillent leurs machines, se disent : « Je vais coller une harmonie par dessus », en ajoutent une autre, puis se croient auteurs d’une symphonie. Tout ça en général devient naze.

O : Il y a une certaine vulgarité dans cette démarche, qui ne correspond pas du tout à ce avec quoi on a grandi. On est plus proches de la pop des années 80 qui a un côté mélancolique, minimaliste.

T : Oui, les débuts de la synthpop. Une musique sans grosses orchestrations, qui n’est pas démonstrative ; une réponse au rock progressif. Des mecs qui ont cherché à faire quelque chose de basique, avec peu d’éléments. C’est ça qui nous plaît.

O : On refuse en fait une certaine bien-pensance. Tout va de façon générale dans le même sens, dont tu n’as pas intérêt à t’écarter. Tout le monde s’engouffre dans une tendance, un mouvement, au sein desquels, au final, il y en a peu qui créent vraiment.

T : Ce qui fait dire aux journalistes : « Ces mecs-là font de la musique avec de vrais instruments, ce sont des gentils. Ceux du rap qui mettent des boucles, ou ceux de l’électro qui appuient sur trois touches pour faire un morceau, sont les méchants. » Ce « rockisme » est dangereux. C’est une sorte de fascisme culturel qui voudrait te faire croire que les DJs ne sont pas des musiciens parce qu’il n’y a rien de créatif à passer les disques d’autres personnes. Une vision blanche et hétérosexuelle de la musique, qui est le canal principal de pensée des musiciens. Sans le vouloir, en étant des kids du rap et de la techno, on a évolué avec des repères différents. Nos envies d’aujourd’hui sont donc toutes autres. Et cette compil les donne à entendre.


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Marion Mirande

Historienne de l'art, fille spirituelle de Richard Wagner, j'ai tué le père à coup de musique électronique.