[Interview] Daedelus

En observant Daedelus mixer, sa gestuelle hautement précise et mécanique, on en oublierait presque l’artiste dandy touche-à-tout, amoureux de l’époque victorienne. Il nous a parlé de son dernier opus et de la scène de L.A. dont il est l’un des représentants, signé chez Brainfeeder, le label du maestro Flying Lotus.

Daedelus
crédit : Jessica Miller
  • Ton dernier album « The Light Brigade » fait référence à un épisode militaire de la guerre de Crimée survenue au XIXe siècle, mais aussi au poème d’Alfred Tennyson « The Charge of the Light Brigade », composé d’après cet événement…

Un poème qui est de la pure propagande ! Il cherchait à travers cet écrit à faire l’apologie d’une tragédie et il en a renversé la valeur historique. Certes, tout dépend du regard avec lequel tu envisages les choses. Mais je me rends compte que ces appropriations peuvent être dangereuses et qu’elles se répètent dans le temps…

  • Pourquoi ce thème ? Voulais-tu faire référence à l’actualité et à la situation en Crimée, ou est-ce une coïncidence ?

C’est assez incroyable, mais il s’agit bel et bien d’une coïncidence ! Je connais l’Ukraine pour m’y être produit. J’ai eu la chance d’y passer du temps et d’y avoir observé son fonctionnement. Je ne suis pas censé être témoin de quoi que ce soit, je ne suis que musicien, ma présence à l’étranger n’a qu’une raison d’être : divertir les gens. En Ukraine, les choses étaient différentes. J’ai beaucoup partagé avec les personnes qui m’ont invité. En plus d’être toutes très aimables, elles avaient plein d’histoires fascinantes à raconter. Chacune avait été affectée par la récente révolution. Je me suis donc retrouvé face à des gens touchés par des tragédies, très authentiques, qui m’ont éduqué sur leur histoire et leur quotidien. Des gens par ailleurs animés d’une grande envie de faire la fête. L’inspiration est venue de là. Étant un fan de l’époque victorienne, je connaissais déjà l’histoire de la guerre de Crimée, et j’ai aujourd’hui ce sentiment que l’Histoire se répète sans que nous puissions la modifier. Ce sont des choses sur lesquelles j’aime réfléchir. J’avais déjà abordé des questions historiques, notamment dans mon EP « Righteous Fists of Harmony » qui parlait de l’épisode du Boxer Rebellion. J’étais donc immergé, empreint de certaines interrogations avant d’écrire cet album. Mais je ne réalisais pas ce qui était en train d’advenir. Après avoir terminé les premiers morceaux, j’ai eu connaissance du conflit. J’étais dévasté. Je savais que la vie de mes amis allait être affectée, et à une moindre échelle la mienne également.

  • Comment as-tu illustré musicalement ce thème ?

Je voulais vraiment quelque chose de très intime, qui résonne avec beaucoup d’honnêteté. J’ai donc laissé mes doigts glisser sur les cordes… On y entend des notes égarées… C’est très délicat. Beaucoup de gens critiquent l’album en disant qu’il n’y est absolument pas question de guerre, que son atmosphère est très romantique. Or il me semble que les conflits naissent de différentes sensations, les gens ne partent pas en guerre uniquement pour la gloire. Le terme allemand Sturm und Drang (tempête et passion), qui convient très bien à la musique épique de Wagner, est un vocabulaire dont tout le monde use aujourd’hui pour évoquer le concept de guerre en musique. Or il est intéressant d’entendre les gens qui prennent part à ces guerres en parler. Ils n’évoquent quasiment jamais les événements majeurs des conflits, mais davantage des sensations ou des choses personnelles, comme la lumière d’une explosion pour certains, le secours d’une personne en difficulté pour d’autres. Des choses qui remettent l’humain au centre des préoccupations et sur lesquelles il est malheureusement facile de fermer les yeux. Dans cet album, je ne parle pas du conflit actuel mais bien de celui du XIXe, durant lequel des centaines de milliers de personnes sont décédées. On ne parle de façon générale qu’en terme de nombre, en éclipsant chaque individualité, en oubliant que des personnes précises ont pris la décision d’envoyer au combat des milliers d’autres. Ce fut un conflit fascinant, d’une grande modernité puisqu’on y utilisait le télégraphe pour contacter le front. Il illustre à la fois le miracle de l’invention moderne et des choses terribles.

  • Bien que le thème de ton album soit très grave, tu parviens à créer une musique vraiment contrastée, oscillant entre lumière et ténèbres…

Merci ! Je voulais exactement donner à entendre ce contraste, cette interaction entre l’idée de sens et celle de désordre.
J’ai cherché à ce que cette intention ressorte dans le titre de mes morceaux et dans l’ambiguïté de l’atmosphère musicale que j’ai créée. J’ai certes composé de la musique électronique, mais avec des instruments acoustiques. Je cherchais à créer quelque chose de répétitif, d’addictif. Voilà pourquoi je m’entête à reproduire les mêmes notes, encore et toujours. Si cette musique parle d’un conflit, elle exprime avant tout des sentiments personnels. Je souhaitais mettre en musique des émotions qui me sont propres. Mais je ne tiens pas à dire ce que je voulais exprimer ! En tant que musicien, il est important d’avoir des intentions et de ne pas toutes les dévoiler, de ne pas chercher à influencer l’auditeur. J’adore les albums avec des thèmes forts, c’est principalement ce que je fais. Mais je pense qu’il est aussi nécessaire de laisser l’auditeur se forger ses propres images et émotions. Dans cette époque où l’on nous dit en permanence quoi faire, quoi acheter, quoi penser, il est très important de garder une certaine liberté. Je cherche juste à procurer aux gens un terrain propice à vivre des choses agréables.

Daedelus - The Light Brigade

  • Tant par son thème que par sa forme, ton album peut évoquer la musique de requiem. Serait-ce un genre qui t’a influencé ?

Absolument. Le terme de requiem convient parfaitement. Pas en tant que grande marche funèbre, mais en effet par sa forme. Les musiques classique et jazz que j’ai étudiées enfant m’ont beaucoup influencé. Elles se retrouvent dans toute ma création où l’on entend en permanence des cordes. En général, celles-ci ne sont jamais employées sérieusement. C’est la première fois qu’elles résonnent de façon aussi sévère.

  • Ta création a jusqu’à présent été nourrie de hip-hop, jazz, bossa nova, drum & bass ; or, il semble que, pour cet album, tu te sois abstenu de citer ces musiques…

Oui. En composant, je cherchais à ajouter de la batterie à chaque morceau. Mais je me rendais systématiquement compte que c’était une mauvaise direction. C’est un disque très calme, malgré des moments assez puissants et des basses profondes. C’est avant tout de la musique intérieure, personnelle. Il s’agit de mon quinzième album. Il est intéressant de s’aventurer vers de nouveaux chemins, sinon pourquoi continuer à faire de la musique ?! Il y a tant de disques édités chaque jours, nos ordinateurs sont saturés de musique. Or, de combien d’albums nous souviendrons-nous ? Je ne veux pas faire partie de ce système, sans toutefois renier l’industrie musicale. Elle me permet de vivre en faisant ce que j’aime, de me produire ici, ce qui est incroyable. Mais je ne veux pas être étiqueté « sortie de la semaine », puis être obsolète la suivante. Il y a une vraie nécessité à se réinventer.

  • Tu viens de Los Angeles et tu es signé sur un des labels locaux, Brainfeeder. Peux-tu nous parler de cette scène californienne à laquelle tu appartiens ? Crois-tu qu’elle ait un son propre, comme ce fut le cas pour le jazz west coast dans les années 50. Comment définirais-tu son identité ?

Je suis très honoré d’être une des voix de cette nouvelle scène où l’on retrouve Flying Lotus, Shlohmo, ces natifs de L.A. qui font aujourd’hui de grandes choses en musique. Ce sont des gens que je respecte énormément, pour lesquels j’ai beaucoup d’estime. C’est fascinant d’avoir cette concentration d’artistes, pourtant différents, dans un même espace géographique. Que nous y soyons nés ou pas, nous nous y retrouvons tous avec des motivations et influences communes : nous sommes tous de grands fans de hip-hop, de jazz, d’électro…

  • tu parles du jazz et hip-hop west coast ?

Oui principalement. Je pense à Madlib, Freestyle Fellowship, dont on ne parle pas beaucoup, bien qu’il soit un groupe de hip-hop majeur de Los Angeles. Mais aussi importantes que soient ces influences pour la scène californienne, elles changent et évoluent constamment.

Madlib, par exemple, qui est un artiste très intéressant à plusieurs niveaux et qui produit magnifiquement bien sa musique, n’est déjà plus à la pointe. Il n’est pas de la nouvelle vague. Il y a beaucoup de jeunes à L.A. cherchant sans cesse à repousser les limites de la création. Ils se mélangent beaucoup les uns aux autres, échangent sur leurs productions, se lancent sans cesse des défis entre eux. Ce qui est très hip-hop ! Sentir cette pression qui t’oblige à donner toujours plus, à t’améliorer et être meilleur que l’autre. Bien qu’à L.A., il vaille mieux être catalogué comme étant le plus étrange que le plus fort… Ras G est un bon exemple de l’artiste qui t’incite à aller de l’avant. Il accentue toujours plus ses basses ; ce qui t’amène à penser « Tiens, je pourrais en faire autant ».

Il y a aussi MatthewDavid, signé également sur Brainfeeder, qui a apporté une sensibilité noise à notre scène. Tout ça permet d’étendre le cercle de notre création, qui d’un simple mouvement « bah boum » s’est développé en un cercle nourri de juke music et de nombreux styles. J’ai beaucoup réfléchi à ce son très particulier que nous avons à L.A., constitué de différents genres. Je définis un genre en BPM. La techno ce sera 120 BPM, la juke 160. Ces différences de BPM sont présentes partout dans la ville. Il est donc au final difficile de définir une identité quand c’est aussi riche et diffus. On réduit souvent notre scène à la weed, à une attitude nonchalante, mais de nombreux musiciens sont loin de ça. Au final, cette scène californienne est multiple. Il a y bien sûr l’identité jazz dont tu parlais, très importante et qui a aujourd’hui plus de 60 ans, la scène rock, psyché, et celle hip-hop qui connaît une incroyable renaissance. C’est en regardant de près tous ces courants qu’on peut comprendre l’identité musicale de L.A.

  • Ta musique, riche d’influences, est aussi très visuelle. As-tu déjà composé pour accompagner l’image ?

Oui, j’ai récemment composé une musique pour un jeu vidéo, ce qui était captivant. J’avais vraiment le sentiment d’écrire de la musique pour un film. J’aimerais énormément développer des projets de ce type, ce serait un vrai défi. J’aurais beaucoup d’histoires à raconter. Malheureusement, les réalisateurs ne cherchent pas pour la plupart de conteur, mais juste un illustrateur qui saura faire pleurer le public à un moment donné et l’effrayer à un autre. Ce genre de choses ne m’intéresse pas. Mais j’espère vraiment dans le futur pouvoir composer pour le cinéma ou pour des compagnies de danse. Il y a énormément de voies à explorer dans ces domaines.


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Marion Mirande

Historienne de l'art, fille spirituelle de Richard Wagner, j'ai tué le père à coup de musique électronique.