[Interview] Guts

Dès 2007, avec « Le Bienheureux », premier album de génie initiateur de la patte si détendue et identifiable du producteur et beatmaker parisien, aujourd’hui installé au calme sur l’île d’Ibiza, on devinait que l’homme barbu derrière les platines irait loin.
Un vrai bonheur pour les oreilles qu’offraient ses beats rebondis, ses rythmiques qui sentaient bon les tropiques et les pays chauds, tout en n’oubliant pas ses racines hip-hop. Pour la sortie de son nouvel album « Hip Hop After All », clin d’œil probable à un autre disque de deux producteurs casqués bien connus, notre ami Stéphane Martin, gérant de l’excellent magasin de vinyles angevin Home Wax, nous a accueillis chez lui. Rencontre émue avec l’un des meilleurs beatmakers français.

crédit : Mambo
crédit : Mambo
  • Guts, ça a commencé quand ?

Ça a commencé quand ? Ça a vraiment débuté à la fin des années 80, au moment où j’ai découvert le hip-hop et que j’ai eu cette révélation des platines. J’ai commencé par être DJ, mais plus axé hip-hop, scratch, passe-passe et tout ça, à base de battles aussi, sur des platines TMC.
Et puis début des années 90, ça a été la découverte des boîtes à rythmes, ce qu’on appelait à l’époque de la programmation, de la « production ». Et du coup, j’ai très vite mis de côté les platines, dans le sens acharné bien sûr, le côté scratch, etc., et je me suis mis à fond dans la production musicale, dans les boîtes à rythmes, dans les samplers.

  • Aujourd’hui, tu es producteur ?

Oui, c’est ça ! Producteur, beatmaker parce que c’est le terme qu’on emploie maintenant pour un peu définir le mec qui va faire des beats hip-hop, ou qui va lâcher les instrus sur lesquels les MCs sont censés composer, ou pas, car on peut aussi faire des projets instrumentaux.
Et encore réalisateur, car je suis également sollicité en ce sens et j’aime bien faire ça !

Réalisateur, c’est-à-dire qu’on t’appelle pour optimiser des albums et des projets. Tu as un chanteur, un rappeur, un groupe qui va venir te voir ; ils ont un projet d’album qui est à 50% ou 60% on va dire et du coup, ils ont besoin d’un mec pour emmener le projet au bout, à 100% quoi ! Son rôle, ça va être d’un peu plus définir la direction artistique et trouver de bonnes idées pour que les morceaux donnent le meilleur d’eux-mêmes, choisir les arrangements qui vont optimiser, bonifier les titres et le mix. Il va trouver les bonnes personnes pour le mix, peut-être trouver les featurings… C’est ça un réalisateur, ce qu’on appelle aussi la post-prod.

  • Et moi qui imaginais que la réalisation n’était réservée qu’au milieu de la vidéo…

Et non, on parle aussi de réalisateur dans la musique. On réalise des albums, des musiques.

  • Avant de parler de ton dernier album « Hip Hop After All », j’aimerais parler de la compilation « Beach Diggin ». C’est une compilation si j’ai bien tout compris.

Oui, tout à fait. C’est un projet à part que je fais avec Mambo. Et c’est un travail de « digger » comme on dit, de collectionneur. Comme nous sommes tous deux collectionneurs de disques, on s’est dit : « Allons chercher des titres obscurs, des morceaux rares qui n’ont éventuellement jamais été compilés et qui sont méconnus du public , voire inconnus. Et on va essayer de leur donner une nouvelle vie et surtout de les faire connaître au public. »

  • Et tu les retravailles un peu également ?

Ah non, non, non. On va juste les chercher, ça consiste simplement en un travail de digger : on se met en quête des morceaux. Et on va chercher dans nos 45 tours des chansons que personne ne connaît. On réunit une bonne quinzaine de titres, on les propose à Heavenly Sweetness, notre label et après eux clearent les morceaux : c’est-à-dire qu’ils demandent l’autorisation de pouvoir les sortir, les commercialiser et une fois que tous les titres sont clearés, on sort la compil.

  • Pour « Hip Hop After All », tu es parti aux États-Unis afin de pouvoir collaborer avec une flopée d’artistes : Lorine Chia, Leron Thomas, Patrice, Masta Ace… Comment as-tu réuni tous ces artistes, toutes ces voix à tes côtés ?

Eh bien, en fait, l’idée était de collaborer avec les artistes que j’entendais au travers de la musique que j’avais composé. Avant d’y aller, j’avais déjà composé toute la musique et après avoir sélectionné une vingtaine de titres, systématiquement, j’entendais la voix, le type d’artistes que je souhaitais.
Du coup, j’ai appelé DJ Fab de HipHop Resistance, je lui ai soumis des idées, je lui ait fait écouter, je lui ai proposé des choses et lui m’a aussi soumis ses propres idées, m’a également proposé des artistes, car il connaît un panel de musiciens dans le hip-hop et notamment tout le gratin de New York. Donc, très vite, on a défini une liste d’artistes qu’on entendait sur les morceaux en question et on les a contactés à distance, en leur expliquant le projet, en leur exprimant la direction des textes dans les grandes lignes bien sûr, et ils ont quasiment tous validé l’idée de la collaboration.
On a alors tout organisé à New York et Los Angeles, planifié le studio avec tel jour et tel artiste, et ainsi de suite.

  • Ça a duré combien de temps ?

Trois semaines à New York et une semaine à Los Angeles.

  • Donc, en un mois, c’était bouclé ?

Pour enregistrer les voix oui. Et la chorale sur « Want It Back » aussi, on l’a enregistrée à New York.
Il n’y a que Patrice qu’on a enregistré à Paris, vu qu’il vit entre l’Allemagne et la France.

  • Tu es signé aujourd’hui chez Heavenly Sweetness ; à quand remonte le début de ta collaboration avec ce label ?

Depuis 2010 et « Digging the Blogosphere », une compilation de titres repérés sur internet, et l’équipe avait entendu « What Is Love ».

Du coup, j’ai proposé au label de sortir l’album « Paradise For All », puisque ce fameux titre en était extrait. Ils ont aimé et sorti le disque, et ça a plutôt bien marché. Ils étaient super contents et moi, ça m’a donné de la visibilité en France puisque c’est un label français.

Auparavant, j’étais sorti sur un label anglais, avec un distributeur allemand, donc avec de la visibilité en Angleterre et surtout en Allemagne. Et j’avais un peu de visibilité dans les Pays de l’Est. Et paradoxalement en Australie. Mais c’est en partie grâce à « Paradise For All » sur Heavenly Sweetness que j’ai gagné cette visibilité en France.

  • Et si on parlait de ta collaboration avec Mambo : à quand remonte-t-elle ?

À « Freedom » en 2009. Celui qui est sorti après « Le Bienheureux ».

  • Mambo est un graphiste, c’est bien ça ? Dis-m’en plus !

C’est bien plus que ça ! C’est ce qu’on appelle aujourd’hui un « visual artist ». C’est à la fois un peintre, un grapheur, un dessinateur, un illustrateur… c’est un graphiste aussi.
Il est tout ça à la fois ! Il est super complet et il a un vrai univers comme tu as pu le remarquer et depuis « Freedom », donc depuis 2009, ça fait 5 ans qu’on ne se lâche plus.
Bon lui, il est de plus en plus sollicité donc ça devient compliqué parce qu’il a un planning de dingue. Tu vois, il est parti vivre aux États-Unis, à Los Angeles, et petit-à-petit il prend de l’épaisseur. C’est cool quoi !
Je suis super content, fier, ravi de cette collaboration qui perdure depuis 5 ans et qui, j’espère, va encore perdurer pendant de longues années.

Mambo

  • D’ailleurs, il n’y a pas encore eu de collaboration sur un clip avec lui à ma connaissance ?

Et ben non ! Et à mon plus grand regret. L’idée a été proposée en mai dernier et je lui disais : « Écoute Mambo, là, c’est p’têt’ le moment ou jamais de faire un clip, ton premier clip ». Et lui, il adore « Man Funk » donc je lui ai dit, « Vas-y, clipe Man Funk ! ».
Il était chaud bouillant, il voulait collaborer avec des animateurs, tu sais, ceux qui ont fait le morceau de Justice avec les tee-shirts animés… (NDLR : Jonas Euvremer et François Rousselet alias Jonas & François).
Voilà, « D.A.N.C.E », et c’était chanmé ! Et Mambo voulait collaborer avec eux et finalement, ça a capoté. Ça a été une vraie prise de tête, les grandes vacances sont arrivées et c’est tombé à l’eau.
Et finalement, on a avorté l’idée et on est partis sur un clip pour « Want It Back ».

  • Qu’en est-il de tes projets ?

La tournée, évidemment ! Et vu qu’on parlait de réalisation, tout à l’heure, je suis justement en train de réaliser l’album de Milk, Coffee & Sugar, et je fais également quelques productions sur l’album, plus en tant que réalisateur.
Toujours en tant que réalisateur, et eux en tant que musicien, on est en train de préparer l’album de Leron Thomas (celui qui chante sur « Man Funk »).

Et il y a également le projet avec Blanka (de la Fine Équipe), qui vient de sortir, qui s’appelle « Fines Bouches ». C’est un délire hip-hop français qu’on s’est tapé tous les deux.

On vient de sortir notre premier volume de 4 titres (avec Milk Coffee & Sugar, Billie Brelok, Swift Guad & Cheeko et Hippocampe Fou), et on en sortira quatre autres pour au final constituer un album. On invite des artistes du hip-hop français, et comme tu le sais sûrement, c’est très compartimenté. Avec la Fine Équipe, Blanka est la tête dans son ordinateur à faire des beats, mais il ne se préoccupe pas trop de collaborer avec des rappeurs français, ou alors plus anglo-saxons, tu vois.

Et moi, j’aime bien mélanger tous ces compartiments, il y a tellement de choses à faire ! Quand tu ouvres tous ces tiroirs, il y a plein de talents partout et ils ne se mélangent pas. C’est un peu dommage.

  • Et toi tu les amènes à collaborer ?

Eh oui, tu vois ; par exemple, Blanka, le fait d’avoir collaboré sur « Fines Bouches » avec moi, lui ça l’a amené à rencontrer les artistes du hip-hop français : Swift Guad, Cheeko de Phases Cachées, Hippocampe Fou, Billie Brelok et tout ça…
Et au final, tu sais ce qu’il fait ? Il réalise l’album de Phases Cachées, et celui d’Hippocampe Fou !
Alors qu’avant, quand je lui ai proposé l’idée, il me disait « Ah,… du hip-hop français, je sais pas ! » et il m’a dit après « Pourquoi pas ? ».

  • Tu l’as converti (rires) !

Exactement, et je suis sûr que pour le volume 2, – bon, je te dis pas qui on invite, car je veux garder un peu l’effet de surprise -, on va se retrouver à être le pote de tous les invités et à réaliser les albums de la moitié des projets. Comme quoi ! Donc « Fines Bouches » !
Et puis, je taquine un peu avec Kacem Wapalek, un mec du collectif de l’Animalerie à Lyon qui est pour moi le mec le plus « brillant » du collectif.
Et donc, ça fait quand même pas mal de choses au final.

  • 2014, c’est finalement une belle année pour toi ! Et qu’en est-il de ton regard sur l’actualité musicale ?

C’est pas de la folie en ce moment je trouve. Il n’y a pas tant de projets qui me rendent dingue cette année. Le dernier projet que j’ai bien aimé, c’est Jungle. J’ai même adoré en fait.
Et puis le dernier Flying Lotus qui est bien. Mais l’actu musicale de cette année, c’est pas de la folie furieuse.

  • Pour terminer, tu recommanderais quels disques en nouveautés vu que tu es quand même un sacré collectionneur de disques ?

1978ers, un projet de hip-hop sur le même label qu’Apollo Brown (NDLR : Mello Music Group), que j’ai trouvé mortel aussi bien dans les prods que dans les flows et l’état d’esprit.

Sinon, il y a SBRT… SBTRKT. C’est nul ces noms qu’on n’arrive pas à prononcer ! D’ailleurs, j’avais lu qu’un journaliste disait « SBTRKT » qui se prononce comme ça… Et j’ai oublié comme un con ! (NDLR : « Subtract » en l’occurrence). Et du coup, son premier album, c’était avec le masque africain et il vient de sortir son second album, vachement bien !

Il y a le 1er album de Chill Bump « Ego Trip ».

  • D’ailleurs, tu serais tenté de collaborer avec eux !

Collaborer avec eux non, ça ne me dirait pas plus que ça. Mais par contre, partager une scène avec les gars, à fond car ils ont une belle énergie et un super état d’esprit !
Et il y a un petit jeune que j’aime bien, qui s’appelle Superpoze, qui vient de Caen, et enfin, il y a l’album « La chute des corps » de Swift Guad.


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Fred Lombard

Fred Lombard

rédacteur en chef curieux et passionné par les musiques actuelles et éclectiques