[LP] Pianos Become The Teeth – Keep You

Un voile opaque qui ne demande qu’à révéler ses impulsions électriques, dépressives et constamment au bord de l’implosion.

Pianos Become The Teeth - Keep You

Le rock mélancolique nous manque cruellement. Rappelez-vous : dans les années 90, des groupes aussi désespérés que gracieusement volontaires déversaient leur trop-plein de frustrations, de manque presque substantiel en torturant les guitares avant de leur rendre leurs mélodies et leurs cris, larsens dépressifs et arpèges sobres mais éprouvants vomissant les chairs putréfiées de la tristesse et de la noirceur morale. Et ce, dans tous les styles. On se souvient d’ « Eternity » d’Anathema, entre autres, pour le metal ; on n’oubliera jamais « This Way Out » d’Idaho, hurlement de saturations pourtant terriblement harmoniques qui enserrent et mènent aux larmes. Aujourd’hui, les esprits de ces cris de souffrance errent parfois au détour de certains titres, noyés dans des albums où une fausse joie a pris le dessus. Comme si la douleur ne voulait plus être assumée. Comme si elle était honteuse. Alors qu’elle fait tout le sel de la création, lorsque les six cordes, comme pour le post-rock, parlent le langage de l’âme et de la déliquescence.

Les Américains de Pianos Become The Teeth, au fil d’albums tous plus sombres les uns que les autres, ont sans cesse cherché à toucher l’essence même de la substance noire qui emplit nos cœurs et nous paralyse. Avec « Keep You », ils signent un monument de fureur et de solitude, une pièce sublime gravée des armoiries de l’introspection. Dès lors, on ne comprend pas pourquoi le groupe est qualifié de « screamo », tant cela semble peu approprié à leurs qualités de composition. Ni de post-rock, d’ailleurs. Non, le quintette est autre, unique, même si cela peut sembler exagéré. Balançant ses œuvres dans les entrailles du rock noir (Old Jaw, Enamor Me), Pianos Become The Teeth énumère les douleurs dans des structures sans couplet ni refrain, où la liberté côtoie le sublime et les ténèbres (Ripple Water Shine, Say Nothing), où le calme précède le déchaînement des éléments rythmiques et la pesanteur (Repine), où l’étau se resserre et nous replie sur nous-mêmes alors que l’ensemble chavire au milieu d’un tumulte instrumental toujours juste et prenant (Lesions, Late Lives). Onirique et intime, « Keep You » est avant tout l’addition de pensées aussi désabusées que révoltées, un point levé pour tenter d’attraper la main qui nous sauvera de la noyade.

On pense à Vincent Cavanagh dans ce chant possédé et imprégné de couleurs primaires. On se réchauffe au contact de ces draps que la sueur a rendus, alors que la nuit s’achève, froids et pourtant confortables. Écouter « Keep You », c’est arriver après les ébats et ressentir l’absence succédant à l’ivresse des sens. C’est regretter de ne pas pouvoir recommencer, une ultime fois, l’échange corporel et fluide des pensées et des sens. Ce désir fou de caresser à nouveau une peau glabre et fraîche. Ce besoin de comprendre pourquoi on en est arrivé là, sur le pas de la porte d’une demeure abandonnée en montagne, après une errance sans fin sous le crachin et le vent. Alors que l’on se souvient de l’être qu’on a laissé sur le chemin et qui nous manque ; l’individu auquel toutes ces chansons sont dédiées et dont la disparition restera pour toujours sans explication. À moins qu’on ne l’ait nous-mêmes trahi et laissé sur le bord de la route après avoir tant partagé, charnellement, émotionnellement, intellectuellement. Sans pour autant chercher le salut, mais en vivant pour toujours avec des regrets et le sentiment pesant d’une malédiction quotidienne.

Pianos Become The Teeth
crédit : Evan Dell

Un disque qui prend son envol pour mieux raser les sommets d’arbres morts et toucher leurs cimes avant de se retrouver capturé dans leurs branches dénudées. Et auquel on survit, en ne voulant que retraverser ces collines désertes et enneigées.

« Keep You » de Pianos Become The Teeth, disponible depuis le 28 octobre 2014 chez Epitaph Records.


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Raphaël Duprez

En quête constante de découvertes, de surprises et d'artistes passionnés et passionnants.